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Sortir du nucléaire n°97



Printemps 2023
Crédit photo : Photomontage Lubos Houska et Terri Anne Allen - Pixabay

Dossier : Accidents nucléaires : ni oubli, ni pardon

Tcherno-Frogs et Fuku-Bees : les grenouilles et les abeilles des zones contaminées

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°97 - Printemps 2023

 Tchernobyl et Fukushima  Tchernobyl  Fukushima  Pollution radioactive
Article publié le : 16 mars 2023


Que sait-on des conséquences d’une vie en territoire contaminé par un accident nucléaire ? Quels impacts sur le vivant, la biodiversité, les écosystèmes ? Depuis peu, à Tchernobyl (Ukraine) et Fukushima (Japon), des programmes de recherche sont lancés. Grenouilles et abeilles sont étudiées pour identifier les effets d’une exposition permanente aux radiations. Car on manque cruellement de connaissances sur le sujet.



Ça fait quoi de vivre en zone contaminée ? De manger et de boire de la radioactivité ? D’avoir tout le temps sur soi des radioéléments qui émettent des rayonnements ionisants ? Près de 40 ans après l’accident de Tchernobyl et plus de 10 ans après celui de Fukushima, il n’y a toujours pas de réponse claire. Ce domaine n’a été que très peu (trop peu) étudié. Il ne faudrait surtout pas ébranler l’acceptabilité sociale du nucléaire... Mais le monde scientifique avoue enfin ses lacunes en la matière, et les chercheur·ses l’affirment : l’évaluation des risques écologiques d’une exposition chronique aux radioéléments nécessite plus de connaissances et de représentativité. Car « après 35 ans, les conséquences écologiques de cette contamination radioactive chronique, en particulier dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, fait encore l’objet d’un vaste débat sociétal et scientifique ». [1]

C’est que, pour définir des valeurs-seuils, établir des normes, fixer des limites pour protéger les écosystèmes, il faut des données sur les effets de la radioactivité sur ces écosystèmes (de l’individu aux processus fonctionnels). Et qu’elles soient collectées dans des conditions d’exposition réalistes. C’est un enjeu majeur pour protéger l’environnement des radiations. Si ces données manquent encore, certaines études tentent enfin timidement d’apporter des réponses.

Les grenouilles de Fukushima et de Tchernobyl

Le Centre national de recherche scientifique (CNRS) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ont entamé il y a 10 ans l’étude, toujours en cours, des effets d’une radio-contamination de l’environnement sur la faune sauvage.

En 2013 à Fukushima, puis en 2016 à Tchernobyl, ils se sont penchés sur la rainette arboricole (Tree frog). Vivant à la fois en milieu aquatique et terrestre, dotée d’une peau perméable, cette espèce de grenouille est apparue particulièrement pertinente.

Crédit : Wladd Muta

Le protocole permet l’étude de populations (par analyse génétique) mais aussi d’individus (comportements, état du système immunitaire, sanguin, etc.). En croisant ces données avec les doses radioactives absorbées, les chercheurs pourront tirer des « conclusions majeures (trajectoires évolutives, état physiologique, radiosensibilité des processus biologiques...) et répondre en partie au débat scientifique et sociétal actuel sur l’impact à long terme de l’exposition des radio-contaminants sur la faune ».

L’étude lancée à Fukushima a déjà permis de mettre en évidence « une augmentation des dommages de l’ADN mitochondrial et une altération du chant [des rainettes]. » [2] À Tchernobyl, le travail « montre un fort taux de mutations et un faible nombre d’individus dans la zone d’exclusion. » En attendant plus de résultats, l’IRSN reconnaît que « la contamination radioactive pourrait être à l’origine du déclin des populations de grenouilles. » [3]

Les abeilles de Fukushima

L’effet d’une exposition permanente à la radioactivité est aussi étudié sur une autre population animale, ô combien précieuse pour les écosystèmes : les abeilles (bees en anglais).

Lancé en janvier 2022 pour 4 ans, combinant expérience en laboratoire et étude de terrain, le projet Beerad est porté par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et l’Institute of Environmental Radioactivity de Fukushima (IER Fukushima).

Ce projet de recherche est né du même constat : le manque de connaissances des effets d’une exposition chronique aux rayonnements ionisants. « Dans les zones contaminées, il n’y a pas de consensus quant [aux effets des rayonnements ionisants] sur la structure, le fonctionnement des écosystèmes, et les éventuels mécanismes sous-jacents de leur action sont peu connus. Il paraît donc primordial d’acquérir des données sur les potentiels effets des rayonnements ionisants sur les écosystèmes à la fois dans des conditions expérimentales et réalistes. » [4]

Crédit : Wladd Muta

Quels sont les doses et débits de doses absorbés (interne et externe) par les abeilles ? Par quels modes d’actions les rayonnements induisent des effets sur leurs organismes ? Quels paramètres physiologiques et toxico-pathologiques sont affectés ? Quelles modifications au niveau de la colonie ? Les résultats de l’étude permettront de prédire les réponses biologiques induites par les rayonnements ionisants chez les insectes pollinisateurs. Pour mieux protéger des radiations, il faut en connaître les effets.

Les porteurs du projet se sont rencontrés fin 2022 au Japon [5] et ont évoqué d’autres études en cours, notamment sur les cancers de la thyroïde. Là aussi la conclusion est claire : les compétences dans le domaine de la santé doivent être renforcées. En somme, l’industrie nucléaire s’étend depuis des décennies sans qu’on sache quels sont les impacts environnementaux et sanitaires à long terme d’une exposition aux radiations.

Ces constats d’ignorance sont un grand pas. Quand on admet qu’on ne sait rien (ou pas assez), quand on reconnaît un manque de connaissances, c’est déjà beaucoup. La route est longue et sera très probablement semée d’embûches pour les chercheur·ses qui voudront l’arpenter. Gageons qu’ils et elles sauront rester intègres et résister aux pressions que le lobby nucléaire ne manquera pas d’exercer sur leur travaux et les publications de leurs résultats.

Laure Barthélemy


Notes

[1Beresford, N. A. ; Horemans, N. ; Copplestone, D. ; Raines, K. E. ; Orizaola, G. ; Wood, M. D. ; Laanen, P. ; Whitehead, H. C. ; Burrows, J. E. ; Tinsley, M. C. ; Smith, J. T. ; Bonzom, J. M. ; Gagnaire, B. ; Adam-Guillermin, C. ; Gashchak, S. ; Jha, A. N. ; de Menezes, A. ; Willey, N. ; Spurgeon, D., Towards solving a. scientific controversy – The effects of ionising radiation on the environment. Journal of Environmental Radioactivity, 2020, 211

[2Repères N°56, janvier 2023, Zones contaminées, quels effets à long terme sur la biodiversité ?

[3Ibid

[4IRSN – La recherche – Projet BEERAD

[5IRSN – Actualité du 08/12/2022

Ça fait quoi de vivre en zone contaminée ? De manger et de boire de la radioactivité ? D’avoir tout le temps sur soi des radioéléments qui émettent des rayonnements ionisants ? Près de 40 ans après l’accident de Tchernobyl et plus de 10 ans après celui de Fukushima, il n’y a toujours pas de réponse claire. Ce domaine n’a été que très peu (trop peu) étudié. Il ne faudrait surtout pas ébranler l’acceptabilité sociale du nucléaire... Mais le monde scientifique avoue enfin ses lacunes en la matière, et les chercheur·ses l’affirment : l’évaluation des risques écologiques d’une exposition chronique aux radioéléments nécessite plus de connaissances et de représentativité. Car « après 35 ans, les conséquences écologiques de cette contamination radioactive chronique, en particulier dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, fait encore l’objet d’un vaste débat sociétal et scientifique ». [1]

C’est que, pour définir des valeurs-seuils, établir des normes, fixer des limites pour protéger les écosystèmes, il faut des données sur les effets de la radioactivité sur ces écosystèmes (de l’individu aux processus fonctionnels). Et qu’elles soient collectées dans des conditions d’exposition réalistes. C’est un enjeu majeur pour protéger l’environnement des radiations. Si ces données manquent encore, certaines études tentent enfin timidement d’apporter des réponses.

Les grenouilles de Fukushima et de Tchernobyl

Le Centre national de recherche scientifique (CNRS) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ont entamé il y a 10 ans l’étude, toujours en cours, des effets d’une radio-contamination de l’environnement sur la faune sauvage.

En 2013 à Fukushima, puis en 2016 à Tchernobyl, ils se sont penchés sur la rainette arboricole (Tree frog). Vivant à la fois en milieu aquatique et terrestre, dotée d’une peau perméable, cette espèce de grenouille est apparue particulièrement pertinente.

Crédit : Wladd Muta

Le protocole permet l’étude de populations (par analyse génétique) mais aussi d’individus (comportements, état du système immunitaire, sanguin, etc.). En croisant ces données avec les doses radioactives absorbées, les chercheurs pourront tirer des « conclusions majeures (trajectoires évolutives, état physiologique, radiosensibilité des processus biologiques...) et répondre en partie au débat scientifique et sociétal actuel sur l’impact à long terme de l’exposition des radio-contaminants sur la faune ».

L’étude lancée à Fukushima a déjà permis de mettre en évidence « une augmentation des dommages de l’ADN mitochondrial et une altération du chant [des rainettes]. » [2] À Tchernobyl, le travail « montre un fort taux de mutations et un faible nombre d’individus dans la zone d’exclusion. » En attendant plus de résultats, l’IRSN reconnaît que « la contamination radioactive pourrait être à l’origine du déclin des populations de grenouilles. » [3]

Les abeilles de Fukushima

L’effet d’une exposition permanente à la radioactivité est aussi étudié sur une autre population animale, ô combien précieuse pour les écosystèmes : les abeilles (bees en anglais).

Lancé en janvier 2022 pour 4 ans, combinant expérience en laboratoire et étude de terrain, le projet Beerad est porté par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et l’Institute of Environmental Radioactivity de Fukushima (IER Fukushima).

Ce projet de recherche est né du même constat : le manque de connaissances des effets d’une exposition chronique aux rayonnements ionisants. « Dans les zones contaminées, il n’y a pas de consensus quant [aux effets des rayonnements ionisants] sur la structure, le fonctionnement des écosystèmes, et les éventuels mécanismes sous-jacents de leur action sont peu connus. Il paraît donc primordial d’acquérir des données sur les potentiels effets des rayonnements ionisants sur les écosystèmes à la fois dans des conditions expérimentales et réalistes. » [4]

Crédit : Wladd Muta

Quels sont les doses et débits de doses absorbés (interne et externe) par les abeilles ? Par quels modes d’actions les rayonnements induisent des effets sur leurs organismes ? Quels paramètres physiologiques et toxico-pathologiques sont affectés ? Quelles modifications au niveau de la colonie ? Les résultats de l’étude permettront de prédire les réponses biologiques induites par les rayonnements ionisants chez les insectes pollinisateurs. Pour mieux protéger des radiations, il faut en connaître les effets.

Les porteurs du projet se sont rencontrés fin 2022 au Japon [5] et ont évoqué d’autres études en cours, notamment sur les cancers de la thyroïde. Là aussi la conclusion est claire : les compétences dans le domaine de la santé doivent être renforcées. En somme, l’industrie nucléaire s’étend depuis des décennies sans qu’on sache quels sont les impacts environnementaux et sanitaires à long terme d’une exposition aux radiations.

Ces constats d’ignorance sont un grand pas. Quand on admet qu’on ne sait rien (ou pas assez), quand on reconnaît un manque de connaissances, c’est déjà beaucoup. La route est longue et sera très probablement semée d’embûches pour les chercheur·ses qui voudront l’arpenter. Gageons qu’ils et elles sauront rester intègres et résister aux pressions que le lobby nucléaire ne manquera pas d’exercer sur leur travaux et les publications de leurs résultats.

Laure Barthélemy



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