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Sortir du nucléaire n°55



Automne 2012

Analyse

Révolution des renouvelables ou cauchemar nucléaire ?

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°55 - Automne 2012

 Energies renouvelables


La propagation rapide de l’énergie solaire en Chine, en Inde, en Afrique et en Amérique Latine est entraînée non par des subventions, mais par le marché.



"La question n’est pas de savoir si les énergies renouvelables viendront à dominer l’approvisionnement mondial en énergie, mais quand."

Peu après la catastrophe nucléaire de Fukushima, le fameux journaliste du Guardian, George Monbiot, a publié l’article le plus lu de toute sa carrière. Il était intitulé "Pourquoi Fukushima a mis fin à mes inquiétudes et pourquoi j’adore l’énergie nucléaire". Quoi que vous pensiez de cette déclaration, il faut rendre justice à son sens de la formule – ou du paradoxe. "Suite au désastre de Fukushima", annonce-t-il en préambule, "je ne suis plus neutre vis-à-vis du nucléaire. J’apporte désormais mon soutien à cette technologie."

Les écologistes britanniques divisés sur le nucléaire

Monbiot n’est pas le premier écologiste à voir dans l’énergie nucléaire la solution au problème du changement climatique. Toutefois, cet article lui a valu une renommée sans précédent auprès de ses autres compagnons de route pro-nucléaires, tels que Mark Lynas (1) et l’ancien directeur de Greenpeace Stephen Tindale. Si son intervention n’a pas encore brisé le moindre atome, elle a provoqué l’apparition de fissures profondes au sein du mouvement vert britannique. Auparavant, les Verts de tous horizons tombaient plus ou moins d’accord sur un point : le changement climatique était, peu ou prou, la principale menace mondiale pour l’environnement. C’est en revanche sur la question de savoir comment y remédier que l’absence d’accord universel se faisait sentir, tout le monde s’accordant tacitement à ne pas réveiller l’eau qui dort.

En s’engageant aussi vigoureusement en faveur de l’énergie nucléaire, Monbiot mettait un terme à cet arrangement. Soudain, les Verts se voyaient contraints soit de choisir leur camp dans le débat sur le nucléaire, soit de louvoyer inconfortablement entre les deux en se demandant à qui se fier dans un débat sans cesse plus complexe et, parfois, sans pitié. Par instinct, les Verts ont toujours été opposés à l’énergie nucléaire. Pourtant, si c’est la seule manière viable pour le monde de réduire les rejets de carbone, alors nous sommes bien obligés de l’accepter. Il vaut mieux avoir raison et déplaire qu’être romantique mais avoir tort.

Le nucléaire, utile pour le climat... vraiment ?

La question qui se pose est donc la suivante : le monde a-t-il besoin de l’énergie nucléaire pour résoudre la crise climatique, comme le soutient Monbiot ? Pour emprunter une autre pensée, cette fois à Margaret Thatcher, devons-nous accepter le fait qu’il n’y a pas d’alternative ? Voyons les chiffres. En 2010, la demande mondiale d’énergie primaire était de 12000 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep), dont 87% provenaient du pétrole, du gaz et du charbon. L’énergie nucléaire représentait environ 626 Mtep, soit quelque 5% du total ; quant aux énergies renouvelables, elles représentaient 935 Mtep, soit environ 8%.

Pour résoudre le problème du climat, le monde doit non seulement inverser la tendance à l’augmentation des rejets de carbone au cours des prochaines décennies, mais les ramener en-deçà de leur niveau d’aujourd’hui. L’énergie nucléaire permet-elle d’y parvenir ? Supposons une augmentation annuelle de 2% de la demande d’énergie primaire au cours des 35 prochaines années. Supposons également que cette demande double pour atteindre 24 000 Mtep. Si on compte sur l’énergie nucléaire pour faire face à cette évolution et qu’on retire 4000 Mtep de charbon, il faudra produire 16 000 Mtep par an. Cela revient à multiplier par 25 le niveau actuel. Aujourd’hui, 440 réacteurs sont en exploitation dans le monde. 25 fois ce chiffre, ce sont 11000 réacteurs. Pour disposer de cette capacité dans 35 ans, il faut en construire en moyenne un par jour. Autrement dit, dans un scénario de croissance exponentielle, le monde devrait assumer une agmentation annuelle de 8% du nombre de réacteurs nucléaires en exploitation pendant 35 ans.

Quand on sait que la production d’énergie nucléaire stagne depuis une dizaine d’années et qu’elle a fortement décru dernièrement, cela semble bien ambitieux. Actuellement, quelque 200 nouveaux réacteurs nucléaires sont en projet dans le monde, principalement en Chine, au Moyen-Orient et aux États-Unis. Pourtant, peu d’observateurs estiment qu’ils seront réellement construits. En effet, l’énergie nucléaire est économiquement peu attractive pour les investisseurs privés en raison de coûts de construction élevés, de délais très longs, de l’incertitude du prix de l’électricité, des risques politiques et de l’endettement à long terme. En restant plus réaliste, on peut tabler sur la construction d’une centaine de réacteurs au cours de la prochaine décennie, soit un tous les 35-50 jours. Au cours de cette même période, un nombre similaire de réacteurs existants parviendront à la fin de leur cycle de vie. Par conséquent, le taux de croissance sera proche de zéro.

Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de construire 11000 réacteurs en 35 ans si le monde décide d’y consacrer suffisamment de ressources. À raison d’un coût de construction avoisinant les 10 milliards de dollars par réacteur, il faudrait dépenser quelque 110 trillions de dollars. Cela représente approximativement deux ans du produit mondial brut, sans parler de l’endettement à long terme. Avant d’y penser sérieusement, nous devons nous demander à quoi ressemblerait un monde équipé de 11 000 réacteurs.

À quoi ressemblerait un monde avec 11000 réacteurs ?

Pour commencer, il serait beaucoup plus radioactif qu’aujourd’hui. Les rejets radioactifs de routine, par exemple de produits gazeux de fission tels que le xénon 133, seraient 25 fois supérieurs. Des accidents graves tels que ceux de Windscale, Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima - dont le dernier a failli rendre Tokyo inhabitable pendant des décennies - se banaliseraient.

À ce jour, l’industrie nucléaire a produit un rejet majeur de radiations pour 3000 ans d’exploitation des réacteurs. Nos 11 000 réacteurs représenteraient quatre évènements de ce type par an. Une conception plus sûre des réacteurs réduirait le danger. Cependant, au fur et à mesure que l’énergie nucléaire fait son entrée dans des pays où les normes de sécurité sont moins draconiennes qu’au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Russie ou au Japon, et où du personnel bien formé est difficile à trouver, le risque serait incontournable.

Qu’en est-il du combustible nucléaire ? La seule matière fissile présente dans la nature, l’uranium 235, est relativement rare. Par conséquent, pour alimenter tous ces réacteurs, il est nécessaire de produire de la matière fissile. Deux méthodes s’offrent à nous : bombarder de neutrons de l’uranium 238, abondant, pour en faire du plutonium 239 fissile ou du thorium 232, également abondant, pour en faire de l’uranium 233 fissile. Pour utiliser cette nouvelle matière fissile, il faut la retraiter. Ce procédé complexe, coûteux, dangereux et polluant entraîne inévitablement des rejets importants de radiations dans l’environnement. Par ailleurs, le plutonium 239 comme l’uranium 233 peuvent servir à fabriquer des bombes nucléaires. Ainsi, l’expansion généralisée de l’énergie nucléaire et la prolifération de réacteurs de production entraînerait un risque incontrôlable de prolifération des armes nucléaires. Le monde possède déjà 2000 tonnes de plutonium et d’uranium de qualité militaire, et ses 440 réacteurs produisent 75 tonnes de plutonium par an. 8 kg de plutonium suffisent pour fabriquer une petite bombe nucléaire. Aussi semble-t-il irréaliste de limiter cette prolifération dans un monde où 11 000 réacteurs produiraient chaque année suffisamment de plutonium pour des centaines de milliers de bombes.

Ce monde équipé de 11 000 réacteurs apparaît donc non seulement comme improbable, mais surtout comme vraiment peu attrayant. Sachant cela, quelle alternative envisager ? En dehors du nucléaire, quelles autres sources d’énergie rejetant peu de carbone sont à même de relever le défi ? Les énergies renouvelables ? Sûrement pas ! La plus grande partie de la production d’énergie renouvelable provient des grands barrages hydroélectriques, mais les possibilités d’extension sont très limitées. En 2010, les énergies renouvelables autres que les énergies hydrauliques ne représentaient que 160 Mtep, soit un maigre 1,5 % des besoins en énergie primaire.

L’irrépressible essor des renouvelables

En revanche, la part des énergies renouvelables non hydrauliques est en pleine expansion. En 2010, elle a ainsi atteint 15 %. Seulement trois sources d’énergie représentent la plus grande part de cette progression : l’énergie éolienne, le photovoltaïque solaire et l’eau chaude solaire. De 2005 à 2010, les capacités mondiales de production d’eau chaude solaire et d’électricité éolienne ont crû au rythme de 25 % par an. Quant au secteur du photovoltaïque, il a enregistré une croissance de plus de 50 % par an. Si ces taux de croissance devaient se maintenir pendant 35 ans, la capacité éolienne serait multipliée par 6300, passant de 200 gigawatts (GW) en 2010 à près de 1,25 millions GW ; la production d’eau chaude solaire passerait de 185 GW à 1,15 millions GW ; enfin, le photovoltaïque verrait sa capacité multipliée par 40 millions, passant de 40 GW à 1,6 milliards de GW.

Ces chiffres ne sont pas des prédictions. La croissance exponentielle ne se poursuivra pas aussi longtemps, car les meilleurs sites pour les turbines éoliennes et les panneaux solaires seront tous occupés avant [et "accessoirement", la croissance exponentielle ininterrompue est une impossibilité écologique et physique, en matière de production d’énergie renouvelable comme ailleurs, NDLR]. D’autres technologies, telles que l’énergie solaire concentrée, prendront également une importance croissante. Il faudra également compter avec les contraintes du côté de la demande : les 1,6 milliards de GW de capacité PV projetés produiraient plus de 3 milliards de kW/h par an. Cela représenterait une consommation d’énergie primaire de quelque 30 millions de Mtep, soit plus de 1000 fois la demande mondiale en énergie primaire projetée dans 35 ans. Nous ne saurions même pas quoi faire de toute cette énergie.

Même s’ils n’ont pas valeur de prédiction, ces chiffres sont suffisamment éloquents quant aux choix à faire en faveur des énergies à faible empreinte écologique. L’un d’eux, l’énergie nucléaire, est de plus en plus coûteux. Il sera matériellement impossible d’accroître sa capacité à une échelle suffisante pour faire une différence réelle pour le climat mondial dans un délai réaliste. Pire : si, d’une manière ou d’une autre, nous parvenions à construire ces 11 000 réacteurs, nous serions confrontés à la certitude de catastrophes à répétition et de la prolifération des armes nucléaires. Et c’est sans parler des sommes inimaginables qu’il faudrait consacrer au démantèlement des centrales et à la gestion des déchets nucléaires sur le long terme. Nous pouvons donc affirmer sans craindre de nous tromper que l’énergie nucléaire est un choix aussi repoussant qu’erroné.

L’autre choix, les énergies renouvelables, est déjà moins coûteux que les carburants fossiles dans de nombreuses applications. D’ailleurs, les généreuses subventions accordées en Allemagne, au Japon et ailleurs ont eu pour effet d’abaisser les prix. L’électricité solaire est aujourd’hui moins chère que celle qui est produite par des générateurs diesel dans les pays tropicaux et sub-tropicaux. Ainsi, la propagation rapide de l’énergie solaire en Chine, en Inde, en Afrique et en Amérique Latine est entraînée non par des subventions, mais par le marché. En outre, son prix de revient ne cesse de baisser. L’augmentation de la demande suscitée par la baisse des prix stimule la concurrence parmi les constructeurs, le progrès technologique et même d’autres baisses de prix, produisant ainsi un cercle vertueux dont on ne peut que se féliciter. De plus, l’énergie renouvelable ne présente aucun risque de catastrophe ni d’endettement à long terme : elle est à la fois romantique et juste.

Réserver les investissements aux renouvelables

Cela ne signifie pas que la transition vers un monde d’énergies renouvelables pourra s’effectuer directement et facilement. Nous devrons reconfigurer les réseaux de distribution d’électricité pour qu’ils acceptent des volumes élevés de "production incorporée" et n’opèrent plus comme simples réseaux de distribution. Nous devons mettre en place des lignes électriques longue distance permettant de corriger les fluctuations de l’offre et de la demande. Nous devons développer les technologies permettant de convertir l’énergie électrique en carburants liquides pour les véhicules terrestres et l’aviation. Nous devons mettre en place des "réseaux intelligents", où la demande d’électricité est en adéquation avec l’offre. Nous devons trouver le moyen de stocker les surplus pour les jours ou les semaines sans vent ou sans soleil. Enfin, nous devons veiller à moins gaspiller l’énergie que nous produisons. Tout cela nécessitera des investissements considérables dans la recherche, le développement, la fabrication et l’installation. Par chance, cela aura aussi pour effet de créer des millions d’emplois. Autant de raisons pour ne pas engloutir un capital national limité dans le puits sans fond des subventions accordées à l’industrie nucléaire. Au Royaume-Uni, 86 % de tout le budget du ministère de l’Energie et du Changement Climatique (DECC, Department of Energy and Climate Change) sont aujourd’hui consacrés au démantèlement d’anciennes centrales électriques, dont la construction et l’exploitation ont déjà coûté très cher au pays. Plus nous injectons d’argent aujourd’hui dans l’énergie nucléaire, plus les dettes s’accumuleront pour nous et pour les générations futures.

Quant aux énergies renouvelables, les technologies éolienne, photovoltaïque et de production solaire d’eau chaude ont d’ores et déjà atteint le point de non-retour. La question n’est pas de savoir si les énergies renouvelables viendront à dominer l’approvisionnement mondial en énergie, mais quand. En investissant sagement dans des technologies essentielles pour son autonomie, la Grande-Bretagne apporte une contribution considérable dans ce domaine. Pas seulement au Royaume-Uni, mais au monde entier. Pour influer réellement sur le climat mondial tout en parvenant à la sécurité et à l’abondance énergétique pour nous-mêmes et pour le monde, nous devons soutenir de tout cœur la révolution des énergies renouvelables. Nous devons mettre un terme définitif au cauchemar nucléaire.

Oliver Tickell

Source : www.theecologist.org, "Renewable revolution or nuclear nightmare", 13 juillet 2012.
Traduit de l’anglais au français par Gilles Chertier pour le Réseau "Sortir du nucléaire".

Vous avez une idée d’article ? Contactez-nous !

Vous souhaitez nous soumettre une idée d’article pour un futur numéro, sur un sujet lié au nucléaire ou aux alternatives, et dont nous n’avons jamais parlé ou pas récemment ?

De par votre activité professionnelle ou votre engagement militant, vous avez les connaissances nécessaires pour le rédiger vous-même ? Ou bien vous connaissez une personne qui maîtrise le sujet et pourrait faire partager son analyse dans nos colonnes ?

Alors n’hésitez pas à transmettre vos suggestions (avec précision et clarté svp) à Xavier Rabilloud, qui coordonne la revue trimestrielle "Sortir du nucléaire". Envoyez un courriel à xavier.rabilloud@sortirdunucleaire.fr

Nous vous conseillons de nous proposer votre idée d’article avant d’en entamer la rédaction, pour nous permettre de vous répondre quant à notre intérêt pour le sujet, et le cas échéant, de convenir ensemble de la longueur de l’article et de l’angle à adopter pour traiter le thème concerné.

Notes :

1 : Mark Lynas est l’auteur d’un excellent livre de vulgarisation sur les impacts du changement climatique ("Six degrés")... et plus récemment d’un appel délirant à la fuite en avant hyper-technologique pour censément faire face à la crise écologique globale, sous le titre "L’espèce-Dieu", tout un programme. (NDLR)

"La question n’est pas de savoir si les énergies renouvelables viendront à dominer l’approvisionnement mondial en énergie, mais quand."

Peu après la catastrophe nucléaire de Fukushima, le fameux journaliste du Guardian, George Monbiot, a publié l’article le plus lu de toute sa carrière. Il était intitulé "Pourquoi Fukushima a mis fin à mes inquiétudes et pourquoi j’adore l’énergie nucléaire". Quoi que vous pensiez de cette déclaration, il faut rendre justice à son sens de la formule – ou du paradoxe. "Suite au désastre de Fukushima", annonce-t-il en préambule, "je ne suis plus neutre vis-à-vis du nucléaire. J’apporte désormais mon soutien à cette technologie."

Les écologistes britanniques divisés sur le nucléaire

Monbiot n’est pas le premier écologiste à voir dans l’énergie nucléaire la solution au problème du changement climatique. Toutefois, cet article lui a valu une renommée sans précédent auprès de ses autres compagnons de route pro-nucléaires, tels que Mark Lynas (1) et l’ancien directeur de Greenpeace Stephen Tindale. Si son intervention n’a pas encore brisé le moindre atome, elle a provoqué l’apparition de fissures profondes au sein du mouvement vert britannique. Auparavant, les Verts de tous horizons tombaient plus ou moins d’accord sur un point : le changement climatique était, peu ou prou, la principale menace mondiale pour l’environnement. C’est en revanche sur la question de savoir comment y remédier que l’absence d’accord universel se faisait sentir, tout le monde s’accordant tacitement à ne pas réveiller l’eau qui dort.

En s’engageant aussi vigoureusement en faveur de l’énergie nucléaire, Monbiot mettait un terme à cet arrangement. Soudain, les Verts se voyaient contraints soit de choisir leur camp dans le débat sur le nucléaire, soit de louvoyer inconfortablement entre les deux en se demandant à qui se fier dans un débat sans cesse plus complexe et, parfois, sans pitié. Par instinct, les Verts ont toujours été opposés à l’énergie nucléaire. Pourtant, si c’est la seule manière viable pour le monde de réduire les rejets de carbone, alors nous sommes bien obligés de l’accepter. Il vaut mieux avoir raison et déplaire qu’être romantique mais avoir tort.

Le nucléaire, utile pour le climat... vraiment ?

La question qui se pose est donc la suivante : le monde a-t-il besoin de l’énergie nucléaire pour résoudre la crise climatique, comme le soutient Monbiot ? Pour emprunter une autre pensée, cette fois à Margaret Thatcher, devons-nous accepter le fait qu’il n’y a pas d’alternative ? Voyons les chiffres. En 2010, la demande mondiale d’énergie primaire était de 12000 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep), dont 87% provenaient du pétrole, du gaz et du charbon. L’énergie nucléaire représentait environ 626 Mtep, soit quelque 5% du total ; quant aux énergies renouvelables, elles représentaient 935 Mtep, soit environ 8%.

Pour résoudre le problème du climat, le monde doit non seulement inverser la tendance à l’augmentation des rejets de carbone au cours des prochaines décennies, mais les ramener en-deçà de leur niveau d’aujourd’hui. L’énergie nucléaire permet-elle d’y parvenir ? Supposons une augmentation annuelle de 2% de la demande d’énergie primaire au cours des 35 prochaines années. Supposons également que cette demande double pour atteindre 24 000 Mtep. Si on compte sur l’énergie nucléaire pour faire face à cette évolution et qu’on retire 4000 Mtep de charbon, il faudra produire 16 000 Mtep par an. Cela revient à multiplier par 25 le niveau actuel. Aujourd’hui, 440 réacteurs sont en exploitation dans le monde. 25 fois ce chiffre, ce sont 11000 réacteurs. Pour disposer de cette capacité dans 35 ans, il faut en construire en moyenne un par jour. Autrement dit, dans un scénario de croissance exponentielle, le monde devrait assumer une agmentation annuelle de 8% du nombre de réacteurs nucléaires en exploitation pendant 35 ans.

Quand on sait que la production d’énergie nucléaire stagne depuis une dizaine d’années et qu’elle a fortement décru dernièrement, cela semble bien ambitieux. Actuellement, quelque 200 nouveaux réacteurs nucléaires sont en projet dans le monde, principalement en Chine, au Moyen-Orient et aux États-Unis. Pourtant, peu d’observateurs estiment qu’ils seront réellement construits. En effet, l’énergie nucléaire est économiquement peu attractive pour les investisseurs privés en raison de coûts de construction élevés, de délais très longs, de l’incertitude du prix de l’électricité, des risques politiques et de l’endettement à long terme. En restant plus réaliste, on peut tabler sur la construction d’une centaine de réacteurs au cours de la prochaine décennie, soit un tous les 35-50 jours. Au cours de cette même période, un nombre similaire de réacteurs existants parviendront à la fin de leur cycle de vie. Par conséquent, le taux de croissance sera proche de zéro.

Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de construire 11000 réacteurs en 35 ans si le monde décide d’y consacrer suffisamment de ressources. À raison d’un coût de construction avoisinant les 10 milliards de dollars par réacteur, il faudrait dépenser quelque 110 trillions de dollars. Cela représente approximativement deux ans du produit mondial brut, sans parler de l’endettement à long terme. Avant d’y penser sérieusement, nous devons nous demander à quoi ressemblerait un monde équipé de 11 000 réacteurs.

À quoi ressemblerait un monde avec 11000 réacteurs ?

Pour commencer, il serait beaucoup plus radioactif qu’aujourd’hui. Les rejets radioactifs de routine, par exemple de produits gazeux de fission tels que le xénon 133, seraient 25 fois supérieurs. Des accidents graves tels que ceux de Windscale, Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima - dont le dernier a failli rendre Tokyo inhabitable pendant des décennies - se banaliseraient.

À ce jour, l’industrie nucléaire a produit un rejet majeur de radiations pour 3000 ans d’exploitation des réacteurs. Nos 11 000 réacteurs représenteraient quatre évènements de ce type par an. Une conception plus sûre des réacteurs réduirait le danger. Cependant, au fur et à mesure que l’énergie nucléaire fait son entrée dans des pays où les normes de sécurité sont moins draconiennes qu’au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Russie ou au Japon, et où du personnel bien formé est difficile à trouver, le risque serait incontournable.

Qu’en est-il du combustible nucléaire ? La seule matière fissile présente dans la nature, l’uranium 235, est relativement rare. Par conséquent, pour alimenter tous ces réacteurs, il est nécessaire de produire de la matière fissile. Deux méthodes s’offrent à nous : bombarder de neutrons de l’uranium 238, abondant, pour en faire du plutonium 239 fissile ou du thorium 232, également abondant, pour en faire de l’uranium 233 fissile. Pour utiliser cette nouvelle matière fissile, il faut la retraiter. Ce procédé complexe, coûteux, dangereux et polluant entraîne inévitablement des rejets importants de radiations dans l’environnement. Par ailleurs, le plutonium 239 comme l’uranium 233 peuvent servir à fabriquer des bombes nucléaires. Ainsi, l’expansion généralisée de l’énergie nucléaire et la prolifération de réacteurs de production entraînerait un risque incontrôlable de prolifération des armes nucléaires. Le monde possède déjà 2000 tonnes de plutonium et d’uranium de qualité militaire, et ses 440 réacteurs produisent 75 tonnes de plutonium par an. 8 kg de plutonium suffisent pour fabriquer une petite bombe nucléaire. Aussi semble-t-il irréaliste de limiter cette prolifération dans un monde où 11 000 réacteurs produiraient chaque année suffisamment de plutonium pour des centaines de milliers de bombes.

Ce monde équipé de 11 000 réacteurs apparaît donc non seulement comme improbable, mais surtout comme vraiment peu attrayant. Sachant cela, quelle alternative envisager ? En dehors du nucléaire, quelles autres sources d’énergie rejetant peu de carbone sont à même de relever le défi ? Les énergies renouvelables ? Sûrement pas ! La plus grande partie de la production d’énergie renouvelable provient des grands barrages hydroélectriques, mais les possibilités d’extension sont très limitées. En 2010, les énergies renouvelables autres que les énergies hydrauliques ne représentaient que 160 Mtep, soit un maigre 1,5 % des besoins en énergie primaire.

L’irrépressible essor des renouvelables

En revanche, la part des énergies renouvelables non hydrauliques est en pleine expansion. En 2010, elle a ainsi atteint 15 %. Seulement trois sources d’énergie représentent la plus grande part de cette progression : l’énergie éolienne, le photovoltaïque solaire et l’eau chaude solaire. De 2005 à 2010, les capacités mondiales de production d’eau chaude solaire et d’électricité éolienne ont crû au rythme de 25 % par an. Quant au secteur du photovoltaïque, il a enregistré une croissance de plus de 50 % par an. Si ces taux de croissance devaient se maintenir pendant 35 ans, la capacité éolienne serait multipliée par 6300, passant de 200 gigawatts (GW) en 2010 à près de 1,25 millions GW ; la production d’eau chaude solaire passerait de 185 GW à 1,15 millions GW ; enfin, le photovoltaïque verrait sa capacité multipliée par 40 millions, passant de 40 GW à 1,6 milliards de GW.

Ces chiffres ne sont pas des prédictions. La croissance exponentielle ne se poursuivra pas aussi longtemps, car les meilleurs sites pour les turbines éoliennes et les panneaux solaires seront tous occupés avant [et "accessoirement", la croissance exponentielle ininterrompue est une impossibilité écologique et physique, en matière de production d’énergie renouvelable comme ailleurs, NDLR]. D’autres technologies, telles que l’énergie solaire concentrée, prendront également une importance croissante. Il faudra également compter avec les contraintes du côté de la demande : les 1,6 milliards de GW de capacité PV projetés produiraient plus de 3 milliards de kW/h par an. Cela représenterait une consommation d’énergie primaire de quelque 30 millions de Mtep, soit plus de 1000 fois la demande mondiale en énergie primaire projetée dans 35 ans. Nous ne saurions même pas quoi faire de toute cette énergie.

Même s’ils n’ont pas valeur de prédiction, ces chiffres sont suffisamment éloquents quant aux choix à faire en faveur des énergies à faible empreinte écologique. L’un d’eux, l’énergie nucléaire, est de plus en plus coûteux. Il sera matériellement impossible d’accroître sa capacité à une échelle suffisante pour faire une différence réelle pour le climat mondial dans un délai réaliste. Pire : si, d’une manière ou d’une autre, nous parvenions à construire ces 11 000 réacteurs, nous serions confrontés à la certitude de catastrophes à répétition et de la prolifération des armes nucléaires. Et c’est sans parler des sommes inimaginables qu’il faudrait consacrer au démantèlement des centrales et à la gestion des déchets nucléaires sur le long terme. Nous pouvons donc affirmer sans craindre de nous tromper que l’énergie nucléaire est un choix aussi repoussant qu’erroné.

L’autre choix, les énergies renouvelables, est déjà moins coûteux que les carburants fossiles dans de nombreuses applications. D’ailleurs, les généreuses subventions accordées en Allemagne, au Japon et ailleurs ont eu pour effet d’abaisser les prix. L’électricité solaire est aujourd’hui moins chère que celle qui est produite par des générateurs diesel dans les pays tropicaux et sub-tropicaux. Ainsi, la propagation rapide de l’énergie solaire en Chine, en Inde, en Afrique et en Amérique Latine est entraînée non par des subventions, mais par le marché. En outre, son prix de revient ne cesse de baisser. L’augmentation de la demande suscitée par la baisse des prix stimule la concurrence parmi les constructeurs, le progrès technologique et même d’autres baisses de prix, produisant ainsi un cercle vertueux dont on ne peut que se féliciter. De plus, l’énergie renouvelable ne présente aucun risque de catastrophe ni d’endettement à long terme : elle est à la fois romantique et juste.

Réserver les investissements aux renouvelables

Cela ne signifie pas que la transition vers un monde d’énergies renouvelables pourra s’effectuer directement et facilement. Nous devrons reconfigurer les réseaux de distribution d’électricité pour qu’ils acceptent des volumes élevés de "production incorporée" et n’opèrent plus comme simples réseaux de distribution. Nous devons mettre en place des lignes électriques longue distance permettant de corriger les fluctuations de l’offre et de la demande. Nous devons développer les technologies permettant de convertir l’énergie électrique en carburants liquides pour les véhicules terrestres et l’aviation. Nous devons mettre en place des "réseaux intelligents", où la demande d’électricité est en adéquation avec l’offre. Nous devons trouver le moyen de stocker les surplus pour les jours ou les semaines sans vent ou sans soleil. Enfin, nous devons veiller à moins gaspiller l’énergie que nous produisons. Tout cela nécessitera des investissements considérables dans la recherche, le développement, la fabrication et l’installation. Par chance, cela aura aussi pour effet de créer des millions d’emplois. Autant de raisons pour ne pas engloutir un capital national limité dans le puits sans fond des subventions accordées à l’industrie nucléaire. Au Royaume-Uni, 86 % de tout le budget du ministère de l’Energie et du Changement Climatique (DECC, Department of Energy and Climate Change) sont aujourd’hui consacrés au démantèlement d’anciennes centrales électriques, dont la construction et l’exploitation ont déjà coûté très cher au pays. Plus nous injectons d’argent aujourd’hui dans l’énergie nucléaire, plus les dettes s’accumuleront pour nous et pour les générations futures.

Quant aux énergies renouvelables, les technologies éolienne, photovoltaïque et de production solaire d’eau chaude ont d’ores et déjà atteint le point de non-retour. La question n’est pas de savoir si les énergies renouvelables viendront à dominer l’approvisionnement mondial en énergie, mais quand. En investissant sagement dans des technologies essentielles pour son autonomie, la Grande-Bretagne apporte une contribution considérable dans ce domaine. Pas seulement au Royaume-Uni, mais au monde entier. Pour influer réellement sur le climat mondial tout en parvenant à la sécurité et à l’abondance énergétique pour nous-mêmes et pour le monde, nous devons soutenir de tout cœur la révolution des énergies renouvelables. Nous devons mettre un terme définitif au cauchemar nucléaire.

Oliver Tickell

Source : www.theecologist.org, "Renewable revolution or nuclear nightmare", 13 juillet 2012.
Traduit de l’anglais au français par Gilles Chertier pour le Réseau "Sortir du nucléaire".

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Notes :

1 : Mark Lynas est l’auteur d’un excellent livre de vulgarisation sur les impacts du changement climatique ("Six degrés")... et plus récemment d’un appel délirant à la fuite en avant hyper-technologique pour censément faire face à la crise écologique globale, sous le titre "L’espèce-Dieu", tout un programme. (NDLR)



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