Le Traité de non-prolifération (TNP), normalement prévu pour interdire laccès aux armes nucléaires à tous les pays, sauf pour les cinq États dotés darmes nucléaires, doit être révisé au printemps 2005. Trente-cinq ans après son entrée en vigueur, force est de reconnaître quil na pas rempli pleinement son rôle.
Contrairement à ce quavaient signé les cinq États dotés darmes nucléaires dans larticle VI, le désarmement nucléaire na guère été engagé. Si les deux protagonistes de la guerre froide ont bien diminué quantitativement leurs arsenaux nucléaires, leurs armes nucléaires encore en service, non seulement sont en surnombre, mais sont en constante modernisation. Les États-Unis financent même des recherches sur un modèle darme nucléaire dite anti-bunker ou « mini-nuke » « utilisable » sur les champs de bataille du futur. Prépare-t-on un « Hiroshima chirurgical » ?
Les trois autres puissances nucléaires « autorisées » Chine, France et Royaume-Uni ont pris des positions différentes vis-à-vis de la prolifération. Depuis une décennie, la Chine augmente son arsenal au point de devenir quantitativement la troisième puissance nucléaire mondiale. Il est vrai que Pékin ne dispose pas pour linstant dun fort potentiel darmes nucléaires sur sous-marins, mais les ingénieurs chinois de larmement travaillent dans ce domaine pour rejoindre ses homologues « autorisés » qui disposent pour lessentiel de sous-marins nucléaires lanceurs dengins réputés invulnérables.
La France sest débarrassée de ses armes nucléaires obsolètes (bombes nucléaires à gravitation, missiles terrestres Pluton, Hadès et missiles stratégiques du plateau dAlbion) pour ne conserver que deux
« composantes » à son arsenal nucléaires : lune avec les missiles air-sol moyenne portée sur Mirage, Super-Étendard et bientôt Rafale, mais surtout la composante sous-marine qui constitue près de 80 % de la force nucléaire française. Depuis dix ans, la France effectue un énorme effort de modernisation de son arsenal nucléaire bien quil soit réduit en nombre de têtes par rapport aux années 1980. Ce choix politique constitue une infraction grave aux engagements pris tardivement (1992) par la France lorsquelle ratifia le traité de non-prolifération.
Contrairement à la France, le Royaume-Uni a décidé au tournant du siècle de réduire son arsenal nucléaire. Comme la France, il a dabord abandonné sa composante nucléaire aéroportée pour cause dobsolescence, mais il a décidé unilatéralement la réduction de moitié de ses armes disposées sur ses quatre sous-marins nucléaires lanceurs dengins. Sagit-il dun premier pas vers le désarmement nucléaire ? Probablement pas, mais cest la manière dont le Royaume-Uni entend prendre en compte la fin de la guerre froide. Il est vrai que ses détracteurs notamment les milieux français de la défense font remarquer que les liens traditionnels des Britanniques avec les États-Unis (y compris en matière darmement nucléaire) permettraient dassurer, le cas échéant, la « couverture » stratégique de lAngleterre par le « parapluie » nucléaire américain.
Les nouvelles puissances nucléaires
Bien que la plupart des milieux « officiels » se contentent de dire que le monde a échappé à une dissémination importante de larme nucléaire « grâce » au traité de non-prolifération. Quatre États, non signataires à ce jour du TNP, ont réussi à se constituer un arsenal nucléaire alors, se contentent-ils de dire, quon aurait pu sattendre à un plus grand nombre dÉtats candidats à la prolifération (une vingtaine). Il serait plus honnête de reconnaître que les promesses du TNP en fermant le « club » des puissances nucléaires nont pas été couronnées de succès. De plus, les nouveaux États nucléaires le sont devenus, pour la plupart, avec la complicité des cinq « autorisés »
En premier, et de très longue date, Israël a constitué son arsenal nucléaire qui aujourdhui encore est en plein développement. LInde et le Pakistan, également non signataires du TNP, disposent aujourdhui de quelques dizaines darmes nucléaires, après avoir effectué des essais nucléaires souterrains en 1998. De plus, la Corée du Nord sest retirée du TNP comme elle en avait le droit selon les modalités prévues dans le traité : elle disposerait, selon les estimations, de quelques darmes nucléaires.
Les optimistes constatent que, dans la dernière décennie, le Brésil, lArgentine, lAfrique du Sud et tout récemment, la Libye ont renoncé à se constituer un arsenal nucléaire.
Restent ce que daucun appellent les « États voyous », notamment lIrak et lIran, pourtant signataires du TNP. LIrak comme on la découvert à partir de la première guerre du Golfe en 1991 disposait dinstallations camouflées malgré tous les contrôles précédents des inspecteurs de lAIEA pour mettre au point des armes nucléaires. Ces installations ont été démantelées et détruites par lAIEA si bien que ladministration américaine du président George W. Bush appuiera sur des faux pour justifier la deuxième intervention contre lIrak. LIran est aujourdhui soupçonné de préparer secrètement un programme nucléaire militaire et se trouve face aux injonctions des États-Unis et de lUnion européenne.
2005 : vers une remise en cause du TNP ?
Le contentieux international « au nom de la non-prolifération » avec lIran met en lumière le caractère ambigu du Traité de non prolifération qui a voulu à la fois faire de la « discrimination » sur le plan militaire et de la « promotion » sur le plan de lénergie nucléaire civile.
Le Traité de non-prolifération et lAgence internationale de lénergie atomique ont permis dencadrer le commerce très lucratif de lindustrie nucléaire et notamment des centrales électriques, au grand profit des pays industrialisés au nom dun faux semblant de « désarmement » nullement programmé.
Le TNP et les régimes de non-prolifération qui devaient faire la promotion de lensemble de lindustrie nucléaire « civile » vont donc maintenant traquer les activités civiles quils sétaient pourtant donné pour mission de diffuser. Les partisans du
« contrôle » pensent aujourdhui que le traité de non-prolifération sera mieux respecté si lindustrie du combustible nucléaire reste concentrée dans les pays industrialisés. Les membres du G8 en viennent même à imaginer de freiner leurs « exportations de matériel et de savoir-faire servant à maîtriser le cycle de latome, y compris pour des applications civiles 1 ». Autrement dit, lhypocrisie de la distinction entre nucléaire civil et militaire qui est sous-jacente au TNP apparaît au grand jour. Le traité de non-prolifération, trente-cinq ans après son entrée en vigueur, apparaît comme vidé de sa substance.
Pays « nucléairement sûrs »
La promotion du nucléaire « à des fins pacifiques » va-t-elle se réduire à lespace géographique des pays « nucléairement sûrs » ? La discrimination entre États dotés darmes nucléaires et États non dotés darmes nucléaires voulue par le TNP pour éviter la prolifération darmes nucléaires se prolongera-t-elle donc au niveau « civil » notamment pour des technologies « duales » telles que lenrichissement de luranium afin de prévenir les risques de prolifération « militaire » ?
Cette perspective vient dêtre proposée par Mohamed El Baradei, directeur général de lAIEA lors dune interview au journal américain Chronicle, le 4 novembre 2004. Mohamed El Baradei suggère de renégocier le Traité de non-prolifération en arrêtant le développement des capacités denrichissement de luranium. « Tel quest le traité actuellement, a-t-il déclaré, tout pays a le droit denrichir luranium sil annonce que cest pour la production délectricité. Or, lenrichissement est un programme militaire latent. »
Constatant que plusieurs pays, comme le Brésil, le Vietnam ou lIran, sopposent à nimporte quelle limite à leur droit denrichir luranium, il en conclut que la communauté internationale se trouve à la croisée des chemins : « Ou nous allons résolument vers le désarmement nucléaire, ou nous démissionnons face à la poursuite de la prolifération. »
La conférence de révision du Traité de non-prolifération qui se tiendra à New York au printemps 2005 va-t-elle alors proposer de « réserver » lenrichissement de luranium ou dautres technologies duales aux seuls États dotés darmes nucléaires ? Comme cest le cas du marché des armes où les pays industrialisés vendent des équipements militaires « sur étagères » (avions, chars, navires de guerre ), les pays non dotés darmes nucléaires qui voudraient développer les applications pacifiques du nucléaire seraient priés dacheter le combustible des centrales ou même des centrales « clés en mains » aux conglomérats industriels type Cogéma-Areva des pays industrialisés.
Une discrimination accrue source de conflits
La promotion du nucléaire civil telle quelle est aujourdhui envisagée va élargir le domaine de la discrimination qui ne sera plus entre États dotés de larme nucléaire et États non dotés, mais entre les États « nucléairement sûrs » et les États « nucléairement suspects ». Le marché de dupes et les contraintes organisés par le TNP pour le développement de lindustrie nucléaire à des fins pacifiques risquent alors de devenir la source de conflits, de crises et pourquoi pas, dautres interventions militaires. Aujourdhui, lIran est prié instamment de renoncer à fabriquer de luranium enrichi par les États-Unis, lEurope et le Conseil de sécurité. Au nom du TNP ? Logiquement, lAIEA ne pourra que constater que lIran nest pas en infraction avec les dispositions du traité de non prolifération. Nest-ce pas laveu de la faillite du système de non-prolifération « à des fins pacifiques » qui porterait en lui-même les germes de la guerre ?
Les États-Unis, on la vu en Irak, ont choisi de traiter le problème par une solution militaire dite de « contre-prolifération ». Cette pratique américaine, décidée unilatéralement sans véritable consultation multilatérale, est clairement discriminatoire. En effet, fin 2004, Washington désigne lIran comme « nucléairement suspect » alors que ce pays affirme poursuivre un programme civil, tandis que la Corée du Nord, qui se targue de développer larme nucléaire, nest plus sommée dy renoncer par des menaces de représailles militaires
Les propositions de la France et de lUnion européenne sorientent vers une approche de la non-prolifération par la voie des traités internationaux, nexcluant pas la perspective du désarmement nucléaire prévue dans larticle VI du TNP. Mais, inféodés aux intérêts du lobby nucléaire, lEurope et la France persistent à affirmer que lavenir reste à la promotion du nucléaire civil, quitte à renforcer les régimes de contrôle multilatéraux et la coopération entre les services de renseignement.
Dautres solutions sont pour linstant avancées par les industriels du nucléaire qui proposent de construire de nouvelles filières de réacteurs qualifiés par eux de « non proliférantes » : on peut citer le rubbiatron, les centrales au thorium ou aux sels fondus Outre le fait quil faudrait dégager dénormes financements pour lindustrialisation de telles filières, au nom dune vertueuse non-prolifération, dont les bénéficiaires seraient prioritairement les industriels du nucléaire, il nest pas dit que cela contribuerait à la non-prolifération.
La prolifération nucléaire comporte en effet un volet « technologique », mais le processus qui conduit certains États à vouloir se doter darmes nucléaires est aussi, essentiellement, de type politique et stratégique.
La poursuite du nucléaire civil bloque le désarmement nucléaire
Le désarmement nucléaire est en panne. Comme on la dit, les puissances nucléaires nont pas véritablement répondu aux attentes formulées dans larticle VI du TNP. Les États-Unis et la Russie ont diminué en nombre leurs arsenaux dans le cadre de traités dits de désarmement, mais la plupart des armes nucléaires déclassées étaient obsolètes. Ces deux pays ont (pour linstant) renoncé aux essais nucléaires, mais le traité dinterdiction totale des essais nucléaires adopté en 1996 et signé aujourdhui par 172 des 193 membres de lONU nest toujours pas entré en vigueur, faute de ratification par les 44 États membres de la Conférence du désarmement qui possèdent des installations nucléaires. Parmi les « manquants », la Corée du Nord, lInde et le Pakistan nont ni signé ni ratifié le traité et lon attend la ratification de neuf autres pays : Chine, Colombie, République démocratique du Congo, Égypte, États-Unis, Indonésie, Iran, Israël et Vietnam.
Une étape importante et radicale devrait consister à couper en amont lapprovisionnement des industries militaires en « matières premières nucléaires ». Or, depuis 1995, les diplomates de la conférence du désarmement achoppent sur un traité dinterdiction de production des matières nucléaires (uranium hautement enrichi et plutonium) « à des fins militaires » (dit traité « cut-off »). Les tergiversations diplomatiques des uns et des autres pour bloquer toute avancée vers la conclusion de ce traité ne sont que des prétextes. En effet, le système de vérification qui serait attaché à un tel traité serait forcément très intrusif et nombre dÉtats ne tiennent pas à des inspections dans leurs installations « civiles ». De plus, le traité dinterdiction de production des matières nucléaires occulte lune de ces matières, le tritium, qui est nécessaire au maintien en état de service de pratiquement toutes les têtes nucléaires des arsenaux des cinq puissances nucléaires autorisées.
Mais la conclusion dun tel traité en létat constituerait une véritable hypocrisie si la production de plutonium et lenrichissement de luranium « à des fins civiles » nétaient pas remis en cause. Les experts du désarmement sont bien conscients que sils ninterdisent pas lenrichissement de luranium (« programme militaire latent ») fournissant le combustible ordinaire des centrales et le retraitement du combustible usé fournissant le plutonium pour le Mox, cela irait à lencontre du désarmement nucléaire quils veulent promouvoir. Ce constat invite à lévidence à remettre en cause lensemble du nucléaire civil et militaire, solution que les diplomates et les industriels ne sont pas prêts à promouvoir.
Bruno Barrillot
1) Le Figaro, 10 juin 2004 : « Washington freine la diffusion du nucléaire civil ».
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