La France doit lancer au plus vite la construction dun nouveau réacteur nucléaire. Cest en tous cas la proposition phare que le Gouvernement défendra lors du prochain débat parlementaire sur la politique énergétique au cours du second semestre 2003. Pourquoi ? Parce quil est nécessaire, pour garder loption nucléaire ouverte, de « maintenir les compétences du tissu industriel » (1) dans ce domaine.
En dautres termes, les ministres de Jean-Pierre Raffarin (comme plusieurs de leurs prédécesseurs) ne proposent rien dautre que de construire un nouveau réacteur aujourdhui dans le seul but, ou presque, de savoir encore le faire si le besoin sen fait sentir demain. Et ressortent des cartons le projet European Pressurized Water Reactor (EPR), qui fait du neuf avec la technique classique des réacteurs à eau sous pression exploités aujourdhui par EDF.
La question est devenue, à tort, centrale dans le débat sur cette exception française qui fait du nucléaire le pilier principal de notre politique énergétique. La proposition installer, à coup de milliards dEuros (2), un réacteur pilote de 1.500 Megawatt est pourtant absurde puisque tous les analystes saccordent sur le fait quen France et en Europe la capacité de production électrique est aujourdhui largement excédentaire et que la France et lEurope insistent sur le développement des énergies renouvelables et de lefficacité énergétique.
Il ny a rien de nouveau : dans le domaine énergétique, la décision publique, en France, a toujours privilégié les logiques doffre charbon, puis hydraulique, puis nucléaire à laction sur la demande. Mais cette situation est dautant plus choquante aujourdhui quelle se construit contre lévidence de lexpertise mobilisée par les pouvoirs publics pour éclairer les choix énergétiques.
Le groupe de travail chargé de préparer, en application de la loi électricité de février 2000, le rapport au Parlement sur la programmation pluriannuelle des investissements pour la production électrique (PPI) pouvait en effet sappuyer sur des travaux importants et récents. Deux exercices en particulier constituent une référence pour létude de scénarios énergétiques français à moyen et long terme :
- le rapport « Energie 2010-2020 » du Commissariat général du Plan (3), publié en 1998,
- et le rapport sur la filière nucléaire remis au Premier ministre par trois experts (4) en 2000.
Energie 2010-2020
Le premier rapport, commandé en avril 1996, a été publié en septembre 1998. Sa méthode était décrite comme une prospective concertée : proposer non pas des prévisions mais des projections, des avenirs possibles, cohérents, en concertation avec les experts et tous les acteurs concernés même si on peut constater la quasi-absence de certains, comme les associations de consommateurs ou de protection de lenvironnement.
Les travaux, conduits sous légide du Plan, ont concerné environ 250 personnes rassemblées dans un groupe plénier, présidé par Pierre Boisson, et quatre groupes thématiques. Lobjectif était clairement laide à la décision : il sagissait, face à la « nouvelle donne » énergétique, dimaginer de nouvelles réponses et de proposer aux pouvoirs publics ( ) des préconisations stratégiques.
Au final, le rapport décrit, analyse et compare trois scénarios énergétiques pour la France aux horizons du moyen long terme, 2010 et 2020 (cf tableau 1) :
- « Société de marché » (S1) : lEtat réduit son implication dans le champ de lénergie,
- « Etat industriel » (S2) : lEtat intervient pour consolider la place des entreprises énergétiques françaises, une logique décrite comme assez traditionnelle dans ce pays,
- « Etat protecteur de lenvironnement » (S3) : lEtat intervient davantage pour contrôler limpact et limiter la consommation dénergie, un avenir qualifié de « plus contrasté par rapport au passé ».
Les scénarios se distinguent par la répartition de loffre, mais aussi par leffort de maîtrise de lénergie : politique globale dans S3, action sectorielle et limitée dans S2, et peu ou pas daction publique dans S1.
Le principal enjeu du rapport nest pas la maitrise de lénergie mais loffre. En toile de fond, le débat porte sur la place réservée au nucléaire. Celui-ci est délaissé par le marché dans S1, abandonné par lEtat dans S3, mais au contraire soutenu dans S2. La maîtrise de la demande est globalement traitée comme un instrument nécessaire mais limité. Le rapport relève que son rôle est, plus que dans dautres pays, fondamental pour le succès de la politique nationale de lutte contre leffet de serre, car le potentiel de substitution des énergies primaires est plus réduit.
Mais aucun scénario, même S3 censé illustrer la mise en uvre dune politique de maîtrise de lénergie affirmée, ne parvient à une demande dénergie stable, encore moins en baisse, aux horizons fixés. Cette hausse sétale de 7,5 % dans S3 à 32,5 % dans S1 entre 1997, année de référence, et 2020, ce qui correspond à des gains annuels dintensité énergétique respectivement de 1 % et 1,8 % (5) (voir tableau 1). De plus, les scénarios sont de plus tous construits sur le même rythme de croissance de 2,3 % par an, et le rapport suggère quun rythme plus élevé conduirait à une forte hausse des consommations dénergie dans tous les scénarios.
Le rapport permet de comparer les scénarios en fonction dindicateurs globaux (voir figure 1). On sait que le recours massif au nucléaire est en général identifié par le pouvoir à une double sécurité dapprovisionnement (il est censé garantir lindépendance énergétique) et environnementale (il est linstrument privilégié de la lutte contre leffet de serre). Or, cest le scénario S3, le plus économe, qui savère le plus performant face à ces deux risques, bien quil amorce la sortie du nucléaire.
Lévidence est là : lavantage, dans la comparaison de lindépendance énergétique et des émissions de carbone entre les différents scénarios, ne va pas à la poursuite de la stratégie développée en France après les chocs pétroliers, qui sappuie sur le nucléaire mais consent peu defforts sur la consommation dénergie. Au contraire, le scénario favorable est celui dune rupture, avec désengagement du nucléaire et politique plus affirmée de maîtrise de lénergie.
Les discours des autorités et surtout les politiques publiques dans le domaine de lénergie sont pourtant, globalement, restés inchangés. Au contraire, le ministère de lindustrie a consacré labandon de toute velléité de maîtrise de lénergie en proposant, en 2000, un scénario tendanciel (6) (ST). Basé sur lévolution observée ces dernières années, sans politique de maîtrise, il est plus consommateur que le plus consommateur des scénarios Energie 2010-2020.
Scénarios pour 2050 du rapport Charpin-Dessus-Pellat (voir tableau 2)
Fin 1998, le Premier ministre commande un nouveau rapport, afin darbitrer les débats sur le nucléaire au sein de sa majorité. Il sagit dexaminer lensemble des facteurs fondant une décision publique dans une analyse comparative des différents modes de production délectricité. Ce travail est confié à une triplette dexperts choisis pour leurs positionnements plutôt divergents sur le nucléaire : Benjamin Dessus, alors directeur du programme Ecodev du CNRS, et René Pellat, Haut-commissaire à lénergie atomique, arbitrés par Jean-Michel Charpin, Commissaire général au Plan.
Les trois hommes arrêtent une méthodologie ambitieuse : ils établiront le bilan du parc nucléaire existant en linscrivant dans des scénarios à long terme, différenciés, doffre électrique, eux-mêmes insérés dans des scénarios globaux, à lhorizon 2050, de demande énergétique. Des groupes de travail sont crées, rassemblant une dizaine dexperts, dont quatre du CEA mais aussi du CNRS, de lADEME, et même de lagence indépendante WISE-Paris.
Le travail, poursuivi pendant plus dun an sous légide du Plan, se concentre sur la définition et lévaluation des scénarios doffre, menée de façon contradictoire. Les deux scénarios de demande retenus sont en revanche fixés sans grande discussion. Le scénario haut coïncide avec le scénario S2 de lexercice Energie 2010-2020, le scénario bas avec S3. Ensuite, les scénarios sont une transposition à la France des scénarios établis pour lEurope par lIAASA (respectivement A3 et C1). Les deux scénarios intègrent les mêmes hypothèses de croissance économique et démographique.
Par rapport à la consommation de référence, soit 210 Mtep en 1998 (consommation dénergie primaire pour les usages énergétiques), laugmentation en 2050 est de 55 % dans le scénario haut, contre 7 % dans le scénario bas (voir tableau 2), ce qui correspond en fait à une stabilisation de la consommation par habitant à 3,5 tep/hab (contre 5 tep/hab dans le scénario haut). En revanche, la consommation délectricité progresse nettement, même dans le scénario bas, avec une augmentation respective de presque 100 % et 50 %. Le scénario bas est pourtant décrit comme celui où tout est fait pour modérer la demande électrique, par opposition avec le scénario haut dit à laméricaine.
Le rapport, présenté au Premier ministre en juillet 2000, visait a priori à analyser les choix de production, résumés dans les scénarios à une alternative entre la poursuite du nucléaire ou son remplacement par le gaz naturel. Pourtant, aucun résultat contrasté ne se dégage sur loffre et cest paradoxalement sur la demande, dont le niveau apparaît beaucoup plus discriminant, que le rapport aboutit à une conclusion forte.
Ainsi, quelle que soit la composition de loffre, les scénarios bas sont moins émetteurs de gaz à effet de serre que les scénarios hauts (en terme démissions globales du secteur énergétique, et non de la seule production électrique), mais ils sont également moins coûteux, à la fois en terme de dépenses totales du secteur électrique et de prix de revient du kWh. La comparaison dun scénario haut avec maintien du nucléaire et dun scénario bas avec passage au gaz (voir figure 2) est frappante. Sur la période 2000-2050, le second accumule, sans surprise, moins de déchets nucléaires, et notamment 5 tonnes de moins par an de plutonium dans ces déchets. Mais il réalise également une économie moyenne de 20 MteC (millions de tonnes équivalent carbone) environ par an, tout en réduisant les dépenses du secteur électrique de 2 milliards deuros par an en moyenne.
On peut regretter, dans ces conditions, que les scénarios de demande naient pas été plus élaborés. Des critiques ont dailleurs été portées sur la faiblesse de lhypothèse haute (notamment au vu du scénario tendanciel, ST, évoqué plus haut) comme sur la timidité de lhypothèse basse. En particulier, les membres dun groupe de travail créé pour cet exercice sur la prospective des filières non nucléaires ont jugé la demande électrique « plutôt surestimée » dans les deux hypothèses, affirmant quon peut « envisager une progression plus limitée de la demande délectricité ». Dans le cadre du Plan, une étude de variantes des scénarios a été réalisée par lIEPE, avec des scénarios de demande 5 % plus haut et 11 % plus bas, dont les résultats confirment les tendances observées dans le rapport.
Le rapport suggère ainsi quun réservoir budgétaire de plusieurs milliards deuros annuel est disponible pour une politique volontariste de maîtrise de lénergie. Mais, comme pour « Energie 2010-2020 », ce résultat na pas conduit les pouvoirs publics à réviser leur stratégie énergétique. La Commission française du développement durable, dans un avis sur le rapport rendu en février 2001, soulignant que « la maîtrise de lénergie apporte un gain considérable quaucune filière nucléaire, gaz, énergies renouvelables ne peut remplacer », appelait « le gouvernement (à) réagir aux rapports quil commande ».
Programmation pluriannuelle des investissements
Le rapport préparé par le gouvernement sur la programmation pluriannuelle des investissements (PPI) destiné à établir les besoins en équipements de production électrique dans les dix prochaines années fournissait une occasion rêvée. Le choix du Commissaire général au Plan, Jean-Michel Charpin, pour diriger cet exercice linscrivait dailleurs a priori dans la continuité des deux rapports précités.
Les travaux, organisés par la Direction générale de lénergie et des matières premières (DGEMP) ont été conduits dans une certaine précipitation (doctobre à décembre 2001) par un groupe dune vingtaine de représentants des administrations, qui ont entendu une soixantaine dexperts. Visant une traduction concrète de la politique énergétique dans le domaine de lélectricité, la méthode se base sur des scénarios prospectifs préparant le très long terme pour faire des prévisions à un horizon relativement court, 2010.
Au terme des exercices précédents, il est clair que léchéance pour le renouvellement du parc est plus lointaine et que la meilleure préparation du long terme consisterait à investir dans la maîtrise de la demande. Une évidence dont le rapport PPI ne tient pas compte, au motif que cela sort de son champ.
La PPI est basée sur un bilan prévisionnel fourni, conformément à la loi de février 2000, par le Gestionnaire du réseau de transport délectricité (RTE). Le scénario RTE prévoit une forte hausse de la demande, avec une consommation intérieure brute de 509,1 TWh en 2010 contre 414,3 TWh en 1997 (soit un taux annuel proche de 1,8 %). Cest un scénario sans politique daction sur la consommation, qui nincorpore que quelques TWh de consommation évitée par des mesures de maîtrise de la demande. Malgré cela, il prévoit une consommation inférieure en 2010 à la prévision du scénario tendanciel ST de la DGEMP (502 TWh contre 532 TWh pour la France métropolitaine).
Comme le notent opportunément les rapporteurs, cette différence de 30 TWh correspond pratiquement au potentiel de maîtrise de la demande identifié par lADEME à partir dune analyse des consommations spécifiques (utilisé notamment pour la préparation du Plan national de lutte contre le changement climatique, ou PNLCC). Dès lors, le scénario RTE devient sous leur plume létalon pour évaluer limpact des mesures de maîtrise de la demande par rapport au scénario tendanciel qui reste la référence officielle.
Ainsi le rapport PPI ne prend en compte la maîtrise de lénergie quà travers la différence, presque fortuite, entre deux scénarios laisser-faire. Cette situation serait risible si les résultats ne devaient pas être la base dun prochain débat national au Parlement, à propos duquel la ministre déléguée à lindustrie Nicole Fontaine a déclaré (7) : le moment est venu de faire des choix et je pense que, si on les explique bien, cest une opportunité formidable pour le nucléaire.
On ne saurait mieux résumer le contresens auquel risque de conduire lobstination des pouvoirs publics à refuser lévidence de la prospective énergétique. Un aveuglement qui place le fantôme de lEPR plutôt que la maîtrise de lénergie au centre des débats et retarde toujours plus la mise en uvre dune stratégie énergétique enfin rationnelle.
Yves Marignac
Courriel : ymarignac@questions-energies.org
Article paru dans Global Chance, novembre 2002
1 Secrétaire dÉtat à lindustrie, Programmation pluri-annuelle des investissements de production électrique, Rapport au Parlement, 28 décembre 2001.
2 F. Roussely, Président dEDF,entendu le 18 septembre 2002 par la Commission des Finances de lAssemblée nationale, a estimé linvestissement pour lEPR à 3 milliards dEuros.
3 Boisson, P. (Dir.), Energie 2010-2020, Commissariat général du Plan, 1998.
4 Charpin, J.-M., Dessus, B. & Pellat, R., Etude économique prospective de la filière électrique nucléaire, La Documentation française, 2000. Voir aussi Global Chance, Faire léconomie du nucléaire ?, no13, novembre 2000, consacré à lanalyse de ce rapport.
5 Les bilans en Mtep du rapport Energie 2010-2020 sont calculés avec la comptabilité énergétique spécifique que la France a utilisé jusquen 2001, avant dadopter cette année la comptabilité internationale.
6 Observatoire de lénergie, DGEMP, Energies et matières premières, Perspectives énergétiques pour la France Un scénario tendanciel, mars 2000.
7 Interview, La Tribune, 18 septembre 2002.
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