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Sortir du nucléaire n°68



Février 2016

Organiser le déni des impacts sanitaires des radiations

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°68 - Février 2016

 Tchernobyl et Fukushima  Nucléaire et santé


Yves Lenoir, président de l’association Enfants de Tchernobyl-Bélarus, publie en mars 2016 "La comédie atomique", sous-titré "L’histoire occultée des dangers du nucléaire". Il était plus qu’opportun à quelques semaines des 30 ans de Tchernobyl et des 5 ans de Fukushima de vous faire partager en exclusivité quelques analyses extraites de cette enquête fouillée de plus de 300 pages, qui dévoile les coulisses du système international de la radioprotection.



La "radiophobie" : le stress pour disculper les radiations !

1987 est l’année de l’irruption de la radio-phobie. Le pas est franchi lors de la Conférence AIEA [1] de septembre 1987 à Vienne [Autriche] [2]. Ilyin et Pavlovsky (représentant et délégué de l’URSS à l’UNSCEAR) [3], deux des rédacteurs du rapport Legassov de 1986 [4], font le point de la situation sanitaire. Ils commencent par donner à croire que les évacuations tardives... et implicitement celles auxquelles il n’a pas été procédé, découleraient d’évaluations précises permettant de déterminer le bon compromis entre souci de ménager la santé mentale des gens et la limitation de leur exposition en deçà du seuil des effets cliniques, cliniques à court terme selon l’acception UNSCEAR-CIPR [5] :

"La valeur des différentes mesures de protection de la population est inégale et leurs effets psychologiques peuvent être plus ou moins néfastes ; de ce point de vue, l’action la plus délicate est l’évacuation de la population. Il s’ensuit que l’évaluation des risques (...) doit tenir compte non seulement du risque biologique de l’irradiation, mais également des facteurs suivants : ampleur du risque ; urgence relative des mesures de protection ; degré de certitude dans l’évaluation de l’évolution de la situation radiologique ; possibilité réelle d’appliquer à temps la mesure envisagée ; effet psychologique négatif et risque pour la santé publique pouvant résulter de l’application d’une mesure donnée. Compte tenu des facteurs susmentionnés, on a jugé bon, dans le cas d’une mesure telle que l’évacuation de la population pour éviter l’exposition externe aux rayonnements gamma, de retenir comme principal critère des doses proches du seuil à partir duquel l’exposition pourrait avoir un effet sur l’organisme humain. En ce qui concerne l’exposition interne de la thyroïde due à l’inhalation d’isotopes de l’iode, il a été décidé de retenir comme limite supérieure la dose susceptible, selon les données cliniques et expérimentales, d’avoir sur l’individu des effets nocifs graves." [6]

Shunichi Yamashita, le "Monsieur Radioprotection Officielle" du Japon. Devenu mondialement célèbre pour avoir déclaré que "Si vous souriez, les radiations n’auront aucun effet sur vous. Si vous ne souriez pas, vous ressentirez les effets. Cette théorie a été prouvée par une expérimentation sur les animaux."

Qu’est-ce qu’un effet nocif pas grave ? [...]

Pour le reste, tout ce qui n’est pas cancer, RAS : "Des études détaillées effectuées en 1986 et 1987 n’indiquent chez les enfants exposés aux rayonnements aucune augmentation de la morbidité générale, ni d’entités nosologiques particulières, telles que pneumonie, allergies et maladies auto-immunes, malformations cardiovasculaires congénitales, etc. Une analyse de l’incidence des maladies infectieuses dans la population des zones contaminées a montré que les taux et la distribution de ces maladies y étaient les mêmes que dans l’ensemble du pays." Mais... et c’est bizarre à ce stade, si c’est "aucune", pourquoi avoir évoqué des maladies hors du champ réduit aux cancers et effets génétiques du modèle CIPR ? Cela sonne comme un aveu. Les auteurs seraient-ils gênés par la réalité qui se fait jour au point de ne pouvoir s’empêcher de s’enfoncer un peu plus ? : “Au moment des examens, on a observé chez les adultes vivant dans les régions contaminées situées au-delà du rayon de 30 kilomètres de la centrale de Tchernobyl une anxiété accrue du fait des inquiétudes au sujet des risques pour la santé des enfants et de la perturbation des habitudes quotidiennes. Cette tension et un état chronique de stress causent un syndrome de phobie des rayonnements dans une partie de la population et peuvent, dans la situation radiologique actuelle, représenter pour la santé une menace plus sérieuse que l’exposition aux rayonnements eux-mêmes."

Retenir que pour l’heure les "radio-phobes" ne sont pas les malades – les enfants – mais leurs parents, et que les rayonnements représentent quand même une menace. Le concept va évoluer jusqu’à ce que la radio-phobie ne soit plus la résultante d’un état d’angoisse mais devienne la cause de tous les maux autres que les maladies thyroïdiennes. Ce sera l’un des enseignements majeurs de la Conférence AIEA du dixième anniversaire à Vienne, qui reconnaîtra par ailleurs formellement les cancers de la thyroïde comme la seule conséquence sanitaire mesurable des retombées de Tchernobyl.

Curieusement, alors que tout expert extérieur à la mouvance UNSCEAR-CIPR-AIEA est récusé comme a priori non compétent, c’est à un psychologue, T.R. Lee [7], que l’on a demandé de superviser et présenter l’étude sur la radio-phobie. Son rapport est formel : "... éduquer est la tâche la plus importante. Il est nécessaire et urgent de convaincre la population des régions “contaminées” [les guillemets sont d’origine] que la plupart de leurs symptômes ne peuvent pas être attribués aux radiations mais aux conséquences physiologiques de leur stress. (...) Il y a un consensus général parmi les psychiatres, psychologues et sociologues pour affirmer que les effets physiques et mentaux du stress sont le problème principal." [8]

Ce moment est capital : il va déterminer les objectifs de l’Union européenne en matière d’assistance aux populations touchées par Tchernobyl. Et il a offert une légitimité en béton aux actions, à venir très vite, visant à disqualifier les initiatives indépendantes motivées par la recherche et le traitement de la cause "radiations" des maux post Tchernobyl autres que cancéreux, et d’abord ceux accablant les enfants.

L’actuel premier ministre du Japon, Shinzo Abe, brandit un poisson grillé pêché dans la Préfecture de Fukushima pour faire la promotion des produits alimentaires de la région. (photo Reuters)

Nous venons d’évoquer l’usage politique de la radio-phobie. Cette dernière a-t-elle un contenu scientifique ? La question est sensée : une bonne partie des maux non cancéreux incriminés ont pour origine une baisse de l’immunité, et le stress est un des facteurs agissant sur l’immunité. Si contenu scientifique elle a, la CIPR l’aura établi. Elle aura démontré que la radioactivité n’y est pour rien. Faisons l’hypothèse raisonnable que si tel est le cas, on doit en trouver trace dans les Annales de la Commission. Nous y avons donc cherché la présence des racines-clés suivantes : immuni, cardio, cardia, heart, endocrin, diabet, pneumo et asthen. Une explication : diabet pour diabète de type 1 du nourrisson sans antécédents familiaux (sa cause probable est une contamination massive par le Cs137 in utero et/ou ensuite par l’allaitement maternel). Résultat : rien, aucun indice d’un travail scientifique visant à établir l’origine des spectaculaires évolutions épidémiologiques post-Tchernobyl ! On a vu que la "science orthodoxe" de l’UNSCEAR et de la CIPR stipule que les seuls effets à attendre des faibles doses sont différés et se limitent à une très faible et indiscernable augmentation de l’incidence des cancers et des mutations génétiques. Tout se passe donc comme si, imbus de ces idées, les experts de ces deux institutions s’interdisaient de chercher dans d’autres directions. Ils semblent imperméables au doute scientifique et, à tout le moins, ne font guère preuve de curiosité. Pour autant, l’absence de travaux spécifiques ne permet pas de conclure que le stress ne perturbe pas l’immunité selon le schéma épidémiologique post-Tchernobyl.

Stress et immunité font un vaste sujet. Par chance, une synthèse assez complète – une méta-analyse de 372 études publiées par des revues à comité de lecture – est librement consultable sur un site officiel américain. [9] Elle couvre toute la période pré et post Tchernobyl. Deux constatations à relever : "... des personnes atteintes d’une maladie d’origine immunologique sont plus susceptibles d’un dérèglement de l’immunité relié au stress", et "les adultes plus âgés sont tout spécialement vulnérables aux changements de l’immunité induits par des événements extérieurs". Le mot Tchernobyl, c’est-à-dire par transitivité la radiophobie, n’apparaît pas dans cette méta-analyse. Le rapport de Lee a des fondements scientifiques plutôt brumeux.

En effet, dans les régions touchées par Tchernobyl, les parents sont en meilleure santé que les enfants, objets de leurs angoisses. Ces derniers, comme tous les enfants, sauf à être gravement malades, se pensent immortels. L’état d’angoisse des parents est incontestable. Mais il ne lèse pas le système immunitaire de leurs enfants ! L’explication psy des maux de Tchernobyl n’est pas scientifique. Le complexe UNSCEAR-CIPR-AIEA a fait appel à une alliance de sciences molles – psychiatrie, psychologie et sociologie, pour écarter les acquis d’une science dure, l’épidémiologie. Abus d’autorité, imposture scientifique, maintien en danger de toute une population...

Le 13 avril 2011, Yukio Edano, porte-parole du gouvernement de Naoto Kan, déguste une fraise provenant d’Iwaki, à 50 km de la centrale de Fukushima, pour apaiser les craintes des Japonais sur la contamination de la nourriture.
Le 1er novembre 2011, le député Yasuhiro Sonoda, qui avait un mois plus tôt prétendu à des journalistes qu’il pouvait sans problème boire un verre d’eau décontaminée provenant du site de Fukushima devant eux quand ils voudraient, se voit contraint de le faire pour "sauver la face"... d’une main dont le tremblement a été capté en gros plan par toutes les télévisions

Une éthique bien particulière : faire accepter la contamination à ses victimes

Comment conduire une population à accepter de son plein gré de vivre "le temps long de la contamination qui rend esclave de l’incertitude et colonise l’avenir" ? [10] Comment obtenir qu’elle supporte cette existence sans être tentée par un rejet militant de l’énergie atomique ? Comment arriver à transposer dans une région touchée par les radiations l’apprivoisement au nucléaire des riverains et habitants proches des centrales ?

Dans le Bélarus d’après Tchernobyl, cette mission cruciale avait été confiée à l’équipe du CEPN dirigée par Jacques Lochard. [11] Elle s’était déroulée en trois temps : le projet-pilote ETHOS (1996-1998) à Olmany, son extension ETHOS 2 (1998-2001) à cinq localités du même oblast [entité administrative de type "région"], suivie du programme CORE (2001- 2005). Après Fukushima, sous l’égide de la CIPR, Jacques Lochard va donc diriger l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima" (12 séminaires répartis entre le 27 novembre 2011 et le 13 septembre 2015). [12] Le même triple objectif a été assigné à la même équipe. Mais, pourquoi un pays riche de ressources humaines, de moyens et d’expérience comme le Japon, ainsi que s’en félicitait Yamashita à la réunion de REMPAN [13] de Nagasaki [du 16 au 18 février 2011], a-t-il laissé à des étrangers le soin de traiter ce problème autant humain que politique ? Quelle urgence plaidait pour lancer sans délai un tel programme après Fukushima alors qu’il n’avait pas été jugé déplacé d’attendre dix ans dans un contexte dix fois pire pour faire de même après Tchernobyl ? Le redémarrage des centrales atomiques japonaises, toutes arrêtées après l’accident ?... Il n’y avait pas de centrale atomique au Belarus...

Ne pourrait-on y voir un remake de la scène du "bad cop" et du "good cop" ? Le rôle du premier serait dévolu à l’État japonais et aux méchants électriciens impatients de relancer leur business. Le second ne pourrait être tenu par des autorités ad hoc japonaises sérieusement discréditées, toutes autant qu’elles sont, par leur gestion de la crise. Alors très logiquement, le "commissariat central mondial de l’énergie atomique" laisserait à la sympathique équipe du CEPN-CIPR le rôle du "gentil", à savoir adapter au contexte de l’Archipel la méthode mûrie au Bélarus. Le gardé à vue : le peuple japonais, et tout spécialement les gens touchés par Fukushima. Que ceux-là avouent se satisfaire de leur sort servirait la décision de maintenir le statut atomique du Japon.

ETHOS et l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima" constituent la clé de voûte de l’édifice bâti pour "ajuster l’homme à un monde dans lequel l’énergie nucléaire est largement utilisée", selon les termes de la lettre du Chef de la Division Biologie et Médecine de l’AEC [14], le docteur John Bugher, au vieux généticien Alfred Sturtevant [15]. Il s’agissait déjà de retombées radioactives, non d’un accident de centrale mais de tests de bombes à l’époque de la construction des premières centrales électronu- cléaires. Vers la clé de voûte convergent les contraintes à équilibrer. Si elle est mal dessinée, tout s’écroule. Quelques contraintes traitées pendant les séminaires "Lochard & Co" :

1. "Il existe par exemple des différences entre les limites de doses pour les populations entrant dans le cadre d’opérations normalement planifiées ou projetées, qui sont confondues par erreur avec celles établies juste après l’accident (...) Il est nécessaire de fixer des limites de doses différentes pour ces deux situations distinctes [et] de veiller de toute urgence à créer des programmes de formation afin d’éliminer cette source d’incompréhension". À expliquer scientifiquement.

2. le retour vers la normalité doit "être géré en restant dans la gamme des niveaux tolérables de risque, adoptés sur la base d’une procédure optimisée" [16], ce qui signifie chercher le coût économique minimal dans la limite "tolérable" sur le plan sanitaire.

3. "élaborer un contexte éthique et contractuel pour surmonter la perte de confiance en les autorités et les experts" (Lochard devant le Kantei). [17]

4. "impliquer les habitants dans leur propre protection" (ibid.), c’est-à-dire les amener à voir la radioactivité comme un risque naturel que l’on doit affronter de bon gré et de façon responsable, comme tous les autres.

5. adopter "une approche culturelle de la mémoire de l’accident" (ibid.), et, implicitement, surtout pas politique, donc.

PROPRE - SÛR - EFFICACE" et... NO COMMENT

Deux conditions complémentaires très spécifiques sont à réunir pour assurer le succès d’une campagne de type ETHOS et sa prolongation. La première préexiste : "l’attachement des gens à leur terre natale et la difficulté à envisager la vie ailleurs, la perte du travail" (ibid.). La seconde découle des conditions 3 et 4 ci-dessus : que l’intervention des experts, Lochard et son équipe en l’occurrence, fasse l’objet d’une demande "spontanée" d’une association locale. À Tchernobyl, cette association s’appelait "Pousse de vie" ; il n’est pas établi qu’elle ait préexisté. À Fukushima elle n’existait pas en tant que telle fin 2011 ; créée en février 2012, elle a pris le nom "ETHOS in Fukushima", preuve formelle de l’efficacité de l’hameçon lancé par Claire Cousins. [18] Plus fort peut-être, c’est le blog de cette association qui prend soin de la diffusion de la mémoire des douze séminaires de l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima". On ne pouvait imaginer plus apte à inspirer confiance à toutes les bonnes volontés et gagner le marché du charity business de Fukushima.

Mais le plus beau résultat à l’actif de telles opérations concerne les relations humaines qui se tissent progressivement, séminaire après séminaire. L’attitude initialement réservée, parfois teintée d’une nette méfiance, de la partie "contaminée" cède progressivement le pas à des rapports plus détendus et même à une franche et amicale connivence. Pourtant, et tout-à-fait objectivement, la partie "contaminée" est otage de la situation. [19] Or la direction de la partie experte est constituée d’agents employés par les preneurs d’otage. Ce sont certes des preneurs d’otage d’une catégorie particulière non encore répertoriée comme telle – preneurs d’otages sans intention de l’être, pour avoir favorisé et/ou promu une activité pouvant d’un seul coup, de par les processus physiques en jeu, enfermer des centaines de milliers de personnes dans une sorte de camp radioactif. Ce processus psychologique qui voit les otages fraterniser avec leurs gardiens au bout d’un certain temps partagé a pour nom "syndrome de Stockholm".

Des marguerites mutantes poussent abondamment à Fukushima, comme celle utilisée sur ce photomontage. Les marguerites ont-elles peur de la radioactivité ?

Au 31 mars 2015, 96 cancers de la thyroïde avaient été opérés chez des enfants dépistés dans le cadre du programme de la FMF. [20] Les trois quarts s’accompagnaient d’indications de métastases ganglionnaires. Cette réalité bat en brèche les prévisions minimalistes publiées dans le second rapport de l’UNSCEAR de 2013. Prévisions fournies par un modèle dose-effet non validé utilisant les données de la dosimétrie présentées dans le rapport préliminaire de 2012 du même UNSCEAR (avec la participation de Balonov, l’homme qui avait prédit publiquement que les retombées de l’accident ne provoqueraient aucun cancer de la thyroïde). La presse japonaise attribue ces rapports à l’OMS, qui n’a fait qu’y apposer son label, comme de coutume. C’est de la mauvaise information qui contribue à brouiller l’analyse. La dynamique de "l’épidémie" est similaire à celle des premières années d’après Tchernobyl. Il se pourrait que l’accroissement vertigineux de l’incidence de la maladie à partir de la cinquième année après Tchernobyl se reproduise à Fukushima.

"La comédie atomique"

Yves Lenoir, La comédie atomique – L’histoire occultée des dangers du nucléaire, éd. La Découverte, mars 2016, 320 p., 22 €, à commander en librairie.

Bien peu connaissent le complexe millefeuille des institutions qui contribuent à définir la doxa de la radioprotection internationale, les principes et les normes qui régissent l’exposition des populations et des travailleurs aux rejets radioactifs des installations nucléaires en fonctionnement normal ou après un accident.

Yves Lenoir, engagé depuis 1986 à faire connaître les impacts sanitaires réels de Tchernobyl et à soutenir les populations en zone contaminée, a entrepris de mettre en lumière de nombreuses pages totalement méconnues de l’histoire de la radioprotection, dans son nouveau livre "La comédie atomique".

S’il était rigoureusement impossible à l’auteur d’être exhaustif sur un sujet aussi vaste embrassant 80 ans de nucléaire militaire et civil, son livre n’en est pas moins une somme où l’on va de découverte en découverte sur la construction progressive du système radio-protectionniste international, ses dissimulations, ses accointances avec les intérêts de l’industrie nucléaire, les motivations de ses acteurs, les péripéties de sa propagande, etc. Un livre dense, riche et, cela ne gâche rien, fort bien écrit.

Xavier Rabilloud


Notes

[1Agence Internationale de l’Énergie Atomique (agence de l’ONU)

[2L’enjeu de la Conférence de Vienne (25-29 août 1987) : éviter un coup d’arrêt du développement de l’énergie atomique.

[3United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations

[4Valéry Legassov était le chef de la sûreté nucléaire en URSS. Le rapport Legassov a suscité l’ire de l’establishment nucléaire international : il annonçait 40 000 cancers mortels dans les 50 années suivantes. Sous la pression du lobby, les soviétiques durent diviser leur estimation par 10...

[5Commission Internationale de Protection Radiologique. C’est une simple association, dont les membres sont désignés uniquement par cooptation, ce qui facilite bien sûr la perpétuation du dogme... La CIPR n’est nullement une agence onusienne, mais est "affiliée" à l’OMS depuis 1956.

[6L.A. Ilyin, O.A. Pavlovsky, Conséquences radiologiques de l’accident de Tchernobyl en Union Soviétique et mesures prises pour en atténuer l’impact, Bulletin de l’AIEA, 4/1987, pp. 17-24

[7Google-scholar n’a repéré aucune publication scientifique de T.R. Lee durant les années 1990.

[8T.R. Lee, Other Health Effects, Psychological Consequences, Stress, Anxiety, in ONE DECADE AFTER CHERNO- BYL, Summing up the Consequences of the Accident, AIEA Vienne, <https://ur1.ca/nk8f8> , 8-12 avril 1996, pp. 283-319.

[9Suzanne C. Segerstrom & Gregory E. Miller, Psychological Stress and the Human Immune System : A Meta- Analytic Study of 30 Years of Inquiry, Psycho Bull. 130(4), <https://ur1.ca/njew8> , juillet 2004, pp. 601-630.

[10M.H. Labbé, Le Grand Retour du Nucléaire, Frison-Roche, 2006, p. 151

[11Centre d’étude sur l’Evaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire. C’est une association dont les seuls membres sont le CEA, EDF, AREVA et l’IRSN, en fait un prestataire de services au bénéfice de la stratégie de ses sponsor. Jacques Lochard est un économiste recruté au CEPN en 1977, et son directeur depuis 1989. Il est coopté au Comité 3 de la CIPR en 1993, puis président du Comité 4 et membre de la Commission Principale en 2009, égale- ment Vice-Président de la CIPR.

[12Ethos in Fukushima, ICRP Dialogue, <https://ur1.ca/o7ihk> .

[13REMPAN, Radiation Emergency Medical Preparedness and Assistance Network, est le programme de l’OMS lancé en 1987 pour développer l’exper- tise des acteurs qui pourraient être appelés à faire face à une crise radiolo- gique majeure.

[14Atomic Energy Commission. C’est l’équivalent américain du CEA. Totalement discréditée, l’AEC a été abo- lie par le Congrès des États-Unis en 1974, ses fonctions étant réparties entre deux institutions créées alors, la NRC (Nuclear Regulatory Commission) et le DOE (Department of Energy).

[15En 1954, le généticien Sturtevant s’alarme publiquement des conséquences potentielles des retombées radioactives des essais des bombes H américaines.

[16Lochard, S. Prêtre, Return to Normality after a Radiological Emergency, Health Physics, Vol. 68 No 1, <https://ur1.ca/o7ubq> , 1995, pp. 20-26.

[17"Kantei" est le nom japonais du Cabinet du Premier ministre.

[18Le 4 avril 2011 Claire Cousins, présidente de la CIPR a mis gratuitement en ligne le rapport 111 de la CIPR, celui qui présente l’opération ETHOS au Bélarus. Les rapports de la CIPR sont payants (environ 150 $ chacun).

[19Terme explicitement employé par Raisa Misura de l’Hôpital central de la région de Stolyn, Bélarus, dans son exposé devant le 12e et dernier séminaire "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima", le 13 septembre 2015 à Date.

[20ACRO, Augmentation du taux de cancers de la thyroïde : explications du Prof. Tsuda, <https://ur1.ca/o7wb4> , 13/10/2015.

La "radiophobie" : le stress pour disculper les radiations !

1987 est l’année de l’irruption de la radio-phobie. Le pas est franchi lors de la Conférence AIEA [1] de septembre 1987 à Vienne [Autriche] [2]. Ilyin et Pavlovsky (représentant et délégué de l’URSS à l’UNSCEAR) [3], deux des rédacteurs du rapport Legassov de 1986 [4], font le point de la situation sanitaire. Ils commencent par donner à croire que les évacuations tardives... et implicitement celles auxquelles il n’a pas été procédé, découleraient d’évaluations précises permettant de déterminer le bon compromis entre souci de ménager la santé mentale des gens et la limitation de leur exposition en deçà du seuil des effets cliniques, cliniques à court terme selon l’acception UNSCEAR-CIPR [5] :

"La valeur des différentes mesures de protection de la population est inégale et leurs effets psychologiques peuvent être plus ou moins néfastes ; de ce point de vue, l’action la plus délicate est l’évacuation de la population. Il s’ensuit que l’évaluation des risques (...) doit tenir compte non seulement du risque biologique de l’irradiation, mais également des facteurs suivants : ampleur du risque ; urgence relative des mesures de protection ; degré de certitude dans l’évaluation de l’évolution de la situation radiologique ; possibilité réelle d’appliquer à temps la mesure envisagée ; effet psychologique négatif et risque pour la santé publique pouvant résulter de l’application d’une mesure donnée. Compte tenu des facteurs susmentionnés, on a jugé bon, dans le cas d’une mesure telle que l’évacuation de la population pour éviter l’exposition externe aux rayonnements gamma, de retenir comme principal critère des doses proches du seuil à partir duquel l’exposition pourrait avoir un effet sur l’organisme humain. En ce qui concerne l’exposition interne de la thyroïde due à l’inhalation d’isotopes de l’iode, il a été décidé de retenir comme limite supérieure la dose susceptible, selon les données cliniques et expérimentales, d’avoir sur l’individu des effets nocifs graves." [6]

Shunichi Yamashita, le "Monsieur Radioprotection Officielle" du Japon. Devenu mondialement célèbre pour avoir déclaré que "Si vous souriez, les radiations n’auront aucun effet sur vous. Si vous ne souriez pas, vous ressentirez les effets. Cette théorie a été prouvée par une expérimentation sur les animaux."

Qu’est-ce qu’un effet nocif pas grave ? [...]

Pour le reste, tout ce qui n’est pas cancer, RAS : "Des études détaillées effectuées en 1986 et 1987 n’indiquent chez les enfants exposés aux rayonnements aucune augmentation de la morbidité générale, ni d’entités nosologiques particulières, telles que pneumonie, allergies et maladies auto-immunes, malformations cardiovasculaires congénitales, etc. Une analyse de l’incidence des maladies infectieuses dans la population des zones contaminées a montré que les taux et la distribution de ces maladies y étaient les mêmes que dans l’ensemble du pays." Mais... et c’est bizarre à ce stade, si c’est "aucune", pourquoi avoir évoqué des maladies hors du champ réduit aux cancers et effets génétiques du modèle CIPR ? Cela sonne comme un aveu. Les auteurs seraient-ils gênés par la réalité qui se fait jour au point de ne pouvoir s’empêcher de s’enfoncer un peu plus ? : “Au moment des examens, on a observé chez les adultes vivant dans les régions contaminées situées au-delà du rayon de 30 kilomètres de la centrale de Tchernobyl une anxiété accrue du fait des inquiétudes au sujet des risques pour la santé des enfants et de la perturbation des habitudes quotidiennes. Cette tension et un état chronique de stress causent un syndrome de phobie des rayonnements dans une partie de la population et peuvent, dans la situation radiologique actuelle, représenter pour la santé une menace plus sérieuse que l’exposition aux rayonnements eux-mêmes."

Retenir que pour l’heure les "radio-phobes" ne sont pas les malades – les enfants – mais leurs parents, et que les rayonnements représentent quand même une menace. Le concept va évoluer jusqu’à ce que la radio-phobie ne soit plus la résultante d’un état d’angoisse mais devienne la cause de tous les maux autres que les maladies thyroïdiennes. Ce sera l’un des enseignements majeurs de la Conférence AIEA du dixième anniversaire à Vienne, qui reconnaîtra par ailleurs formellement les cancers de la thyroïde comme la seule conséquence sanitaire mesurable des retombées de Tchernobyl.

Curieusement, alors que tout expert extérieur à la mouvance UNSCEAR-CIPR-AIEA est récusé comme a priori non compétent, c’est à un psychologue, T.R. Lee [7], que l’on a demandé de superviser et présenter l’étude sur la radio-phobie. Son rapport est formel : "... éduquer est la tâche la plus importante. Il est nécessaire et urgent de convaincre la population des régions “contaminées” [les guillemets sont d’origine] que la plupart de leurs symptômes ne peuvent pas être attribués aux radiations mais aux conséquences physiologiques de leur stress. (...) Il y a un consensus général parmi les psychiatres, psychologues et sociologues pour affirmer que les effets physiques et mentaux du stress sont le problème principal." [8]

Ce moment est capital : il va déterminer les objectifs de l’Union européenne en matière d’assistance aux populations touchées par Tchernobyl. Et il a offert une légitimité en béton aux actions, à venir très vite, visant à disqualifier les initiatives indépendantes motivées par la recherche et le traitement de la cause "radiations" des maux post Tchernobyl autres que cancéreux, et d’abord ceux accablant les enfants.

L’actuel premier ministre du Japon, Shinzo Abe, brandit un poisson grillé pêché dans la Préfecture de Fukushima pour faire la promotion des produits alimentaires de la région. (photo Reuters)

Nous venons d’évoquer l’usage politique de la radio-phobie. Cette dernière a-t-elle un contenu scientifique ? La question est sensée : une bonne partie des maux non cancéreux incriminés ont pour origine une baisse de l’immunité, et le stress est un des facteurs agissant sur l’immunité. Si contenu scientifique elle a, la CIPR l’aura établi. Elle aura démontré que la radioactivité n’y est pour rien. Faisons l’hypothèse raisonnable que si tel est le cas, on doit en trouver trace dans les Annales de la Commission. Nous y avons donc cherché la présence des racines-clés suivantes : immuni, cardio, cardia, heart, endocrin, diabet, pneumo et asthen. Une explication : diabet pour diabète de type 1 du nourrisson sans antécédents familiaux (sa cause probable est une contamination massive par le Cs137 in utero et/ou ensuite par l’allaitement maternel). Résultat : rien, aucun indice d’un travail scientifique visant à établir l’origine des spectaculaires évolutions épidémiologiques post-Tchernobyl ! On a vu que la "science orthodoxe" de l’UNSCEAR et de la CIPR stipule que les seuls effets à attendre des faibles doses sont différés et se limitent à une très faible et indiscernable augmentation de l’incidence des cancers et des mutations génétiques. Tout se passe donc comme si, imbus de ces idées, les experts de ces deux institutions s’interdisaient de chercher dans d’autres directions. Ils semblent imperméables au doute scientifique et, à tout le moins, ne font guère preuve de curiosité. Pour autant, l’absence de travaux spécifiques ne permet pas de conclure que le stress ne perturbe pas l’immunité selon le schéma épidémiologique post-Tchernobyl.

Stress et immunité font un vaste sujet. Par chance, une synthèse assez complète – une méta-analyse de 372 études publiées par des revues à comité de lecture – est librement consultable sur un site officiel américain. [9] Elle couvre toute la période pré et post Tchernobyl. Deux constatations à relever : "... des personnes atteintes d’une maladie d’origine immunologique sont plus susceptibles d’un dérèglement de l’immunité relié au stress", et "les adultes plus âgés sont tout spécialement vulnérables aux changements de l’immunité induits par des événements extérieurs". Le mot Tchernobyl, c’est-à-dire par transitivité la radiophobie, n’apparaît pas dans cette méta-analyse. Le rapport de Lee a des fondements scientifiques plutôt brumeux.

En effet, dans les régions touchées par Tchernobyl, les parents sont en meilleure santé que les enfants, objets de leurs angoisses. Ces derniers, comme tous les enfants, sauf à être gravement malades, se pensent immortels. L’état d’angoisse des parents est incontestable. Mais il ne lèse pas le système immunitaire de leurs enfants ! L’explication psy des maux de Tchernobyl n’est pas scientifique. Le complexe UNSCEAR-CIPR-AIEA a fait appel à une alliance de sciences molles – psychiatrie, psychologie et sociologie, pour écarter les acquis d’une science dure, l’épidémiologie. Abus d’autorité, imposture scientifique, maintien en danger de toute une population...

Le 13 avril 2011, Yukio Edano, porte-parole du gouvernement de Naoto Kan, déguste une fraise provenant d’Iwaki, à 50 km de la centrale de Fukushima, pour apaiser les craintes des Japonais sur la contamination de la nourriture.
Le 1er novembre 2011, le député Yasuhiro Sonoda, qui avait un mois plus tôt prétendu à des journalistes qu’il pouvait sans problème boire un verre d’eau décontaminée provenant du site de Fukushima devant eux quand ils voudraient, se voit contraint de le faire pour "sauver la face"... d’une main dont le tremblement a été capté en gros plan par toutes les télévisions

Une éthique bien particulière : faire accepter la contamination à ses victimes

Comment conduire une population à accepter de son plein gré de vivre "le temps long de la contamination qui rend esclave de l’incertitude et colonise l’avenir" ? [10] Comment obtenir qu’elle supporte cette existence sans être tentée par un rejet militant de l’énergie atomique ? Comment arriver à transposer dans une région touchée par les radiations l’apprivoisement au nucléaire des riverains et habitants proches des centrales ?

Dans le Bélarus d’après Tchernobyl, cette mission cruciale avait été confiée à l’équipe du CEPN dirigée par Jacques Lochard. [11] Elle s’était déroulée en trois temps : le projet-pilote ETHOS (1996-1998) à Olmany, son extension ETHOS 2 (1998-2001) à cinq localités du même oblast [entité administrative de type "région"], suivie du programme CORE (2001- 2005). Après Fukushima, sous l’égide de la CIPR, Jacques Lochard va donc diriger l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima" (12 séminaires répartis entre le 27 novembre 2011 et le 13 septembre 2015). [12] Le même triple objectif a été assigné à la même équipe. Mais, pourquoi un pays riche de ressources humaines, de moyens et d’expérience comme le Japon, ainsi que s’en félicitait Yamashita à la réunion de REMPAN [13] de Nagasaki [du 16 au 18 février 2011], a-t-il laissé à des étrangers le soin de traiter ce problème autant humain que politique ? Quelle urgence plaidait pour lancer sans délai un tel programme après Fukushima alors qu’il n’avait pas été jugé déplacé d’attendre dix ans dans un contexte dix fois pire pour faire de même après Tchernobyl ? Le redémarrage des centrales atomiques japonaises, toutes arrêtées après l’accident ?... Il n’y avait pas de centrale atomique au Belarus...

Ne pourrait-on y voir un remake de la scène du "bad cop" et du "good cop" ? Le rôle du premier serait dévolu à l’État japonais et aux méchants électriciens impatients de relancer leur business. Le second ne pourrait être tenu par des autorités ad hoc japonaises sérieusement discréditées, toutes autant qu’elles sont, par leur gestion de la crise. Alors très logiquement, le "commissariat central mondial de l’énergie atomique" laisserait à la sympathique équipe du CEPN-CIPR le rôle du "gentil", à savoir adapter au contexte de l’Archipel la méthode mûrie au Bélarus. Le gardé à vue : le peuple japonais, et tout spécialement les gens touchés par Fukushima. Que ceux-là avouent se satisfaire de leur sort servirait la décision de maintenir le statut atomique du Japon.

ETHOS et l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima" constituent la clé de voûte de l’édifice bâti pour "ajuster l’homme à un monde dans lequel l’énergie nucléaire est largement utilisée", selon les termes de la lettre du Chef de la Division Biologie et Médecine de l’AEC [14], le docteur John Bugher, au vieux généticien Alfred Sturtevant [15]. Il s’agissait déjà de retombées radioactives, non d’un accident de centrale mais de tests de bombes à l’époque de la construction des premières centrales électronu- cléaires. Vers la clé de voûte convergent les contraintes à équilibrer. Si elle est mal dessinée, tout s’écroule. Quelques contraintes traitées pendant les séminaires "Lochard & Co" :

1. "Il existe par exemple des différences entre les limites de doses pour les populations entrant dans le cadre d’opérations normalement planifiées ou projetées, qui sont confondues par erreur avec celles établies juste après l’accident (...) Il est nécessaire de fixer des limites de doses différentes pour ces deux situations distinctes [et] de veiller de toute urgence à créer des programmes de formation afin d’éliminer cette source d’incompréhension". À expliquer scientifiquement.

2. le retour vers la normalité doit "être géré en restant dans la gamme des niveaux tolérables de risque, adoptés sur la base d’une procédure optimisée" [16], ce qui signifie chercher le coût économique minimal dans la limite "tolérable" sur le plan sanitaire.

3. "élaborer un contexte éthique et contractuel pour surmonter la perte de confiance en les autorités et les experts" (Lochard devant le Kantei). [17]

4. "impliquer les habitants dans leur propre protection" (ibid.), c’est-à-dire les amener à voir la radioactivité comme un risque naturel que l’on doit affronter de bon gré et de façon responsable, comme tous les autres.

5. adopter "une approche culturelle de la mémoire de l’accident" (ibid.), et, implicitement, surtout pas politique, donc.

PROPRE - SÛR - EFFICACE" et... NO COMMENT

Deux conditions complémentaires très spécifiques sont à réunir pour assurer le succès d’une campagne de type ETHOS et sa prolongation. La première préexiste : "l’attachement des gens à leur terre natale et la difficulté à envisager la vie ailleurs, la perte du travail" (ibid.). La seconde découle des conditions 3 et 4 ci-dessus : que l’intervention des experts, Lochard et son équipe en l’occurrence, fasse l’objet d’une demande "spontanée" d’une association locale. À Tchernobyl, cette association s’appelait "Pousse de vie" ; il n’est pas établi qu’elle ait préexisté. À Fukushima elle n’existait pas en tant que telle fin 2011 ; créée en février 2012, elle a pris le nom "ETHOS in Fukushima", preuve formelle de l’efficacité de l’hameçon lancé par Claire Cousins. [18] Plus fort peut-être, c’est le blog de cette association qui prend soin de la diffusion de la mémoire des douze séminaires de l’ "ICRP Dialogue Initiative in Fukushima". On ne pouvait imaginer plus apte à inspirer confiance à toutes les bonnes volontés et gagner le marché du charity business de Fukushima.

Mais le plus beau résultat à l’actif de telles opérations concerne les relations humaines qui se tissent progressivement, séminaire après séminaire. L’attitude initialement réservée, parfois teintée d’une nette méfiance, de la partie "contaminée" cède progressivement le pas à des rapports plus détendus et même à une franche et amicale connivence. Pourtant, et tout-à-fait objectivement, la partie "contaminée" est otage de la situation. [19] Or la direction de la partie experte est constituée d’agents employés par les preneurs d’otage. Ce sont certes des preneurs d’otage d’une catégorie particulière non encore répertoriée comme telle – preneurs d’otages sans intention de l’être, pour avoir favorisé et/ou promu une activité pouvant d’un seul coup, de par les processus physiques en jeu, enfermer des centaines de milliers de personnes dans une sorte de camp radioactif. Ce processus psychologique qui voit les otages fraterniser avec leurs gardiens au bout d’un certain temps partagé a pour nom "syndrome de Stockholm".

Des marguerites mutantes poussent abondamment à Fukushima, comme celle utilisée sur ce photomontage. Les marguerites ont-elles peur de la radioactivité ?

Au 31 mars 2015, 96 cancers de la thyroïde avaient été opérés chez des enfants dépistés dans le cadre du programme de la FMF. [20] Les trois quarts s’accompagnaient d’indications de métastases ganglionnaires. Cette réalité bat en brèche les prévisions minimalistes publiées dans le second rapport de l’UNSCEAR de 2013. Prévisions fournies par un modèle dose-effet non validé utilisant les données de la dosimétrie présentées dans le rapport préliminaire de 2012 du même UNSCEAR (avec la participation de Balonov, l’homme qui avait prédit publiquement que les retombées de l’accident ne provoqueraient aucun cancer de la thyroïde). La presse japonaise attribue ces rapports à l’OMS, qui n’a fait qu’y apposer son label, comme de coutume. C’est de la mauvaise information qui contribue à brouiller l’analyse. La dynamique de "l’épidémie" est similaire à celle des premières années d’après Tchernobyl. Il se pourrait que l’accroissement vertigineux de l’incidence de la maladie à partir de la cinquième année après Tchernobyl se reproduise à Fukushima.

"La comédie atomique"

Yves Lenoir, La comédie atomique – L’histoire occultée des dangers du nucléaire, éd. La Découverte, mars 2016, 320 p., 22 €, à commander en librairie.

Bien peu connaissent le complexe millefeuille des institutions qui contribuent à définir la doxa de la radioprotection internationale, les principes et les normes qui régissent l’exposition des populations et des travailleurs aux rejets radioactifs des installations nucléaires en fonctionnement normal ou après un accident.

Yves Lenoir, engagé depuis 1986 à faire connaître les impacts sanitaires réels de Tchernobyl et à soutenir les populations en zone contaminée, a entrepris de mettre en lumière de nombreuses pages totalement méconnues de l’histoire de la radioprotection, dans son nouveau livre "La comédie atomique".

S’il était rigoureusement impossible à l’auteur d’être exhaustif sur un sujet aussi vaste embrassant 80 ans de nucléaire militaire et civil, son livre n’en est pas moins une somme où l’on va de découverte en découverte sur la construction progressive du système radio-protectionniste international, ses dissimulations, ses accointances avec les intérêts de l’industrie nucléaire, les motivations de ses acteurs, les péripéties de sa propagande, etc. Un livre dense, riche et, cela ne gâche rien, fort bien écrit.

Xavier Rabilloud



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