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Sortir du nucléaire n°38



Avril-mai 2008

Alternatives

Les dossiers enterrés de Tchernobyl

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°38 - Avril-mai 2008

 Tchernobyl  Nucléaire et santé
Article publié le : 1er mai 2008


Connaîtra-t-on un jour l’impact sanitaire des activités nucléaires, civiles ou militaires ? Depuis un demi-siècle, des concentrations délétères de matières radioactives s’accumulent dans l’air, la terre et l’eau, à la suite des tirs atomiques et des incidents survenus dans les centrales. Or des études sérieuses concernant les conséquences des radiations sur la santé sont occultées - en particulier par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la référence internationale dans ce domaine.



Un mensonge de plus

En juin 2007, M. Gregory Hart, porte-parole de la division du développement durable et de la santé environnementale à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a prétendu que les actes de la conférence internationale des Nations unies sur la catastrophe de Tchernobyl, tenue du 20 au 23 novembre 1995, à Genève, avaient été publiés. Ils ne l’ont jamais été ; pas plus que les actes de la conférence de Kiev de 2001. Interrogée un peu plus tard par des journalistes, l’OMS a réitéré le mensonge, ne fournissant comme références que des résumés des présentations pour la conférence de Kiev et une sélection très restrictive de douze articles sur les centaines proposés à la conférence de Genève.

Mais, depuis le 26 avril 2007 (vingt et unième anniversaire de la catastrophe), les employés de cette agence onusienne basée à Genève ne peuvent rejoindre leur bureau sans croiser des manifestants et un panneau indiquant que, dans la zone entourant Tchernobyl, un million d’enfants sont irradiés, et malades (1). L’organisatrice de ces “piquets” est l’association For an Independent WHO - Pour l’indépendance de l’OMS. Elle accuse l’agence de complicité dans la dissimulation des conséquences de la catastrophe, mais aussi de non-assistance à populations en danger. L’OMS, réclame-t-elle, doit mettre un terme à l’accord qui la lie depuis 1959 à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) (2) et qui lui interdit d’”entreprendre un programme ou une activité” dans le domaine nucléaire sans consulter cette dernière “en vue de régler la question d’un commun accord” (point 2 de l’article I).
Cette indépendance permettrait à l’OMS de mener une évaluation sérieuse et scientifique, et par conséquent d’apporter une aide appropriée aux personnes contaminées. Une résolution destinée à l’Assemblée mondiale de la santé, organe de décision de l’OMS qui se réunit en mai 2008 (3), est en préparation. Parallèlement, un “Appel international des professionnels de la santé” a été lancé (4).

Selon ses statuts, l’AIEA, agence onusienne dépendant du Conseil de sécurité, a pour objectif d’”accélérer et d’élargir la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité à travers le monde”. En réalité, il s’agit d’un lobby - militaire de surcroît - qui ne devrait pas intervenir dans les choix de politique sanitaire ou de la recherche.

Pourtant, l’agence a opposé son veto à des conférences prévues par l’OMS sur la radioactivité et la santé ; de son côté, l’autorité sanitaire internationale a avalisé les statistiques grotesques de l’agence concernant la mortalité et la morbidité résultant de l’accident de Tchernobyl - seulement cinquante-six morts et quatre mille cancers de la thyroïde (5). Or le déni de maladie implique inévitablement un déni de soin. Neuf millions de personnes vivent dans des zones à très haut niveau de radioactivité. Depuis vingt et un ans, elles n’ont eu d’autre choix que de consommer des aliments contaminés, avec des effets dévastateurs (6). Mais, pour le promoteur du nucléaire, toute recherche susceptible de mettre en évidence les effets nocifs des rayonnements ionisants constitue un risque commercial majeur, qu’il faut à tout prix interdire.

Les recherches sur d’éventuelles atteintes au génome humain (une des conséquences les plus graves de cette contamination) n’ont donc pas figuré dans l’étude internationale demandée, en 1991, par les ministères de la santé de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Fédération de Russie. En revanche, celle sur les caries dentaires a été portée au rang de priorité... Et, bien que ces pays aient formulé leur demande d’études auprès de l’OMS, c’est l’AIEA qui a planifié le projet.

Plus forts que les lobbies du tabac

Ce conflit d’intérêt a déjà été fatal à des centaines de milliers de personnes, d’après diverses études réalisées par des institutions et scientifiques indépendants (7). Encore le fardeau le plus lourd est-il à venir - du fait des longues périodes de latence, de la concentration des radionucléides dans les organes internes après l’absorption de nourriture produite sur des sols contaminés, et des dégâts causés au génome durant plusieurs générations.

Des centaines d’études épidémiologiques réalisées en Ukraine, en Biélorussie et dans la Fédération de Russie ont permis de constater une hausse significative de tous les types de cancer (responsables de milliers de morts), une augmentation de la mortalité infantile et périnatale, un grand nombre d’avortements spontanés, un nombre croissant de difformités et d’anomalies génétiques, de perturbations on de retards du développement mental, de maladies neuropsychologiques, de cas de cécité, ainsi que de maladies des systèmes respiratoire, cardio-vasculaire, gastro-intestinal, uro-génital et endocrinien (8).

Mais qui va les croire ? Quatre mois après la catastrophe, M. Morris Rosen, directeur de la sûreté nucléaire de l’AIEA, ne déclarait-il pas : “Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une énergie intéressante (9)” ? Une information du public sur ses conséquences réelles pourrait au contraire changer profondément le débat sur l’option nucléaire. C’est pour cette raison que l’OMS a peur des enfants de Tchernobyl.

Pendant des décennies, les lobbies du tabac, de l’agrochimie et de la pétrochimie ont fait obstruction à la mise en oeuvre de mesures de santé publique et environnementales susceptibles de nuire à leurs profits. Mais le lobby nucléaire s’avère incomparablement plus puissant qu’eux : il comprend en effet les gouvernements des Etats nucléarisés, et notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, ainsi que de puissantes organisations intergouvernementales. La désinformation émanant de groupes de pression militaro-industriels est gigantesque et, ce qui est encore plus dangereux, se pare de la légitimité de l’Etat.

Pis, la corruption de la science concerne également les plus prestigieuses institutions académiques. Comme le rapporte un éditorial de la revue britannique The Lancet, elles “sont devenues des “business” de plein droit, cherchant à commercialiser pour leur propre compte leurs découvertes plutôt que de préserver leur statut de chercheurs indépendants (10)”. Validées par des pairs et citées comme preuve de la sûreté des activités nucléaires, les expertises émanent trop souvent du lobby nucléaire et/ou sont financées par lui.

Acquise aux intérêts des conglomérats, par le déni, la dissimulation et les mensonges, cette science-là nous a menés au réchauffement planétaire - et au bord du gouffre. Dès lors, comment envisager de lui faire confiance en ce qui concerne le nucléaire ? Tandis que les émissions responsables du changement climatique peuvent être (théoriquement) contrôlées, la technologie nucléaire et ses déchets ne peuvent l’être en aucun cas. Même si ces activités cessaient demain, leurs conséquences affecteraient la vie sur Terre pour des millénaires.

La “science”, qui a été la source d’informations sur le nucléaire en général et sur la catastrophe de Tchernobyl en particulier, est “juge et partie” pour tout ce qui concerne les conséquences sanitaires de ses propres activités. L’ensemble des institutions nucléaires, qu’elles soient gouvernementales, militaires, industrielles, scientifiques, de recherche ou de régulation, ou intergouvernementales, comme Euratom et certaines agences onusiennes, fonctionnent à l’instar d’une “famille incestueuse fermée sur elle-même (11)”.

Les défaillances de cette pseudo-science et de sa méthode vont du flagrant et outrageux air subtil et malhonnête, comme le dénoncent l’expert Chris Busby et le journaliste Wladimir Tchertkoff, ainsi que le Tribunal permanent des peuples (12).

La première série de manquements nus en lumière concerne la falsification et la rétention de données, l’absence de mesures de la radioactivité et de dépistages des cancers, les attaques exercées contre les chercheurs indépendants et leurs institutions, la censure des études révélant les effets néfastes, le dénigrement de milliers d’études non traduites des trois pays les plus touchés et l’exclusion de l’ordre du jour des conférences de domaines scientifiques entiers - comme par exemple les effets de l’irradiation interne, chronique, à faible dose (qui vaut pour presque toute la contamination des populations autour de Tchernobyl).
Une seconde série de fautes concerne les artifices de calcul : nos “spécialistes” - en désinformation - évaluent la moyenne des irradiations pour des populations entières, faisant l’impasse sur les différences considérables d’un endroit à l’autre ; ils stoppent les études au bout de dix ans, évitant ainsi de prendre en compte la morbidité et la mortalité à long terme ; ils considèrent cinq années de survie comme une guérison ; ils ne tiennent compte d’aucune autre maladie que le cancer ; ils ne compteront que les survivants ; ils ne s’intéressent qu’aux trois pays les plus affectés ; ils vont jusqu’à voir une baisse des cancers infantiles là où, en réalité, les enfants, devenus adultes et cancéreux, ne figurent plus dans la base de données... Et des dizaines d’autres manipulations.

Entre 1950 et 1995, aux Etats-Unis, le nombre annuel de nouveaux cancers, tous types confondus (incidence), a augmenté de 55% selon l’Institut national du cancer américain ; on observe une tendance similaire en Europe, comme dans tous les pays industrialisés. Les cancers non liés au tabagisme contribuent pour environ 75% à cette augmentation et ne sauraient être expliqués par une meilleure détection ou par le vieillissement des populations (13). Cette croissance suit l’évolution du produit national brut et de l’industrialisation, mais la cause la plus évidente – pollution de l’environnement, chimique et radioactive – est ignorée. De manière très perverse, les mêmes spécialistes préfèrent reprocher aux victimes leurs mauvaises habitudes de vie.

Connivences universitaires

L’épidémie de cancers affecte d’ores et déjà les couches privilégiées et instruites de la société, qui demandent des explications scientifiques sérieuses et une réelle prévention s’attaquant aux causes fondamentales du problème - la pollution chimique et radioactive - sans en rester à une prévention secondaire comme le dépistage des maladies.

Des associations de malades appellent au boycottage de puissantes organisations caritatives contre le cancer étroitement liées aux industries pharmaceutiques et de l’équipement médical. Des victimes du cancer tentent de traduire en justice les responsables de la dissimulation des vrais dangers du nucléaire (14).
La dérive scientiste et l’étroite relation entre l’industrie et les institutions académiques devraient se trouver au centre des préoccupations de l’OMS. Au moment de son élection en tant que directrice générale, Mme Margaret Chan a assuré qu’un des attributs de l’organisation était son emprise en matière de santé publique. “Nous disposons de l’autorité absolue dans nos directives”, a-t-elle déclaré. Dans le domaine de la radioactivité et de la santé, il serait plus juste pour l’OMS de reconnaître que c’est l’AIEA - sans aucune compétence en matière de santé publique - qui dispose de cette autorité absolue.

Peut-on compter sur les Etats membres de l’OMS pour agir ? Comme le notait The Lancet dans son éditorial déjà cité, “les gouvernements, au plan national et au plan régional, ont régulièrement failli dans leur devoir de placer leurs populations avant le profit (15)”. Une recherche indépendante et sérieuse doit être entreprise sur les conséquences sanitaires des activités nucléaires civiles et militaires, et les résultats divulgués sans obstruction.

Alison Katz

(Centre Europe - Tiers monde, Cetim, à Genève)
Fonctionnaire internationale à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pendant dix-huit ans.

Source : Le Monde Diplomatique – Mars 2008

1 : Lire Charaf Abdessemed, “Les antinucléaires font le piquet devant l’OMS “, Geneva Home Information, 6-7 juin 2007.

2 : Organisation autonome placée sous l’égide des Nations Unies en 1957, l’AIEA sert de forum intergouvernemental mondial pour la coopération technique dans l’utilisation pacifique des technologies nucléaires.

3 : Lors de cette assemblée, les délégations des cent quatre-vingt-treize Etats membres déterminent les politiques de l’organisation.

4 : www.independentwho.info/spip.php?article107

5 : The Chernobyl Forum 2003-2005, “Chernobyl’s legacy ; Health, environmental and socio-economic impacts “, https://chernobyl.undp.org/english/docs/chernobyl.pdf, Vienne, avril 2006.

6 : Michel Fernex, « La santé : état des lieux vingt ans après », dans Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand, Les silences de Tchernobyl, Autrement, Paris, 2006.

7 : Pierpaolo Mittica, Rosalie Bertell, Naomi Rosenblum et Wladimir Tchertkoff, Chernobyl : The Hidden Legacy, Trolley Ltd, Londres, 2007.

12 : Chris Busby, Wolves of Water : A Study Constructed From Atomic Radiation, Morality, Epidemiology, Science, Bias, Philosophy and Death. Green Audit, Aberystwyth (Royaume-Uni). 2006 : Wladimir Tchertkoff, Le Crime de Tchernobyl. Le goulag nucléaire, Actes Sud, Arles, 2006 : Permanent People’s Tribunal, International Medical Commission on Chernobyl, “Chernobyl, Environmental, health and human rights”, Vienne, 12-15 avril 1996.

13 : Samuel Epstein, Cancer-Gate, How to Win the Losing Cancer War, Baywood, New York, 2005.

14 : En France, en témoigne la mise en examen du professeur Pierre Pellerin (directeur à l’époque du Service central de protection contre les rayonnements ionisants) pour la tromperie aggravée dans le dossier “Tchernobyl, malades de la thyroïde”.

15 : The Lancet, op.cit.

Un mensonge de plus

En juin 2007, M. Gregory Hart, porte-parole de la division du développement durable et de la santé environnementale à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a prétendu que les actes de la conférence internationale des Nations unies sur la catastrophe de Tchernobyl, tenue du 20 au 23 novembre 1995, à Genève, avaient été publiés. Ils ne l’ont jamais été ; pas plus que les actes de la conférence de Kiev de 2001. Interrogée un peu plus tard par des journalistes, l’OMS a réitéré le mensonge, ne fournissant comme références que des résumés des présentations pour la conférence de Kiev et une sélection très restrictive de douze articles sur les centaines proposés à la conférence de Genève.

Mais, depuis le 26 avril 2007 (vingt et unième anniversaire de la catastrophe), les employés de cette agence onusienne basée à Genève ne peuvent rejoindre leur bureau sans croiser des manifestants et un panneau indiquant que, dans la zone entourant Tchernobyl, un million d’enfants sont irradiés, et malades (1). L’organisatrice de ces “piquets” est l’association For an Independent WHO - Pour l’indépendance de l’OMS. Elle accuse l’agence de complicité dans la dissimulation des conséquences de la catastrophe, mais aussi de non-assistance à populations en danger. L’OMS, réclame-t-elle, doit mettre un terme à l’accord qui la lie depuis 1959 à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) (2) et qui lui interdit d’”entreprendre un programme ou une activité” dans le domaine nucléaire sans consulter cette dernière “en vue de régler la question d’un commun accord” (point 2 de l’article I).
Cette indépendance permettrait à l’OMS de mener une évaluation sérieuse et scientifique, et par conséquent d’apporter une aide appropriée aux personnes contaminées. Une résolution destinée à l’Assemblée mondiale de la santé, organe de décision de l’OMS qui se réunit en mai 2008 (3), est en préparation. Parallèlement, un “Appel international des professionnels de la santé” a été lancé (4).

Selon ses statuts, l’AIEA, agence onusienne dépendant du Conseil de sécurité, a pour objectif d’”accélérer et d’élargir la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité à travers le monde”. En réalité, il s’agit d’un lobby - militaire de surcroît - qui ne devrait pas intervenir dans les choix de politique sanitaire ou de la recherche.

Pourtant, l’agence a opposé son veto à des conférences prévues par l’OMS sur la radioactivité et la santé ; de son côté, l’autorité sanitaire internationale a avalisé les statistiques grotesques de l’agence concernant la mortalité et la morbidité résultant de l’accident de Tchernobyl - seulement cinquante-six morts et quatre mille cancers de la thyroïde (5). Or le déni de maladie implique inévitablement un déni de soin. Neuf millions de personnes vivent dans des zones à très haut niveau de radioactivité. Depuis vingt et un ans, elles n’ont eu d’autre choix que de consommer des aliments contaminés, avec des effets dévastateurs (6). Mais, pour le promoteur du nucléaire, toute recherche susceptible de mettre en évidence les effets nocifs des rayonnements ionisants constitue un risque commercial majeur, qu’il faut à tout prix interdire.

Les recherches sur d’éventuelles atteintes au génome humain (une des conséquences les plus graves de cette contamination) n’ont donc pas figuré dans l’étude internationale demandée, en 1991, par les ministères de la santé de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Fédération de Russie. En revanche, celle sur les caries dentaires a été portée au rang de priorité... Et, bien que ces pays aient formulé leur demande d’études auprès de l’OMS, c’est l’AIEA qui a planifié le projet.

Plus forts que les lobbies du tabac

Ce conflit d’intérêt a déjà été fatal à des centaines de milliers de personnes, d’après diverses études réalisées par des institutions et scientifiques indépendants (7). Encore le fardeau le plus lourd est-il à venir - du fait des longues périodes de latence, de la concentration des radionucléides dans les organes internes après l’absorption de nourriture produite sur des sols contaminés, et des dégâts causés au génome durant plusieurs générations.

Des centaines d’études épidémiologiques réalisées en Ukraine, en Biélorussie et dans la Fédération de Russie ont permis de constater une hausse significative de tous les types de cancer (responsables de milliers de morts), une augmentation de la mortalité infantile et périnatale, un grand nombre d’avortements spontanés, un nombre croissant de difformités et d’anomalies génétiques, de perturbations on de retards du développement mental, de maladies neuropsychologiques, de cas de cécité, ainsi que de maladies des systèmes respiratoire, cardio-vasculaire, gastro-intestinal, uro-génital et endocrinien (8).

Mais qui va les croire ? Quatre mois après la catastrophe, M. Morris Rosen, directeur de la sûreté nucléaire de l’AIEA, ne déclarait-il pas : “Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une énergie intéressante (9)” ? Une information du public sur ses conséquences réelles pourrait au contraire changer profondément le débat sur l’option nucléaire. C’est pour cette raison que l’OMS a peur des enfants de Tchernobyl.

Pendant des décennies, les lobbies du tabac, de l’agrochimie et de la pétrochimie ont fait obstruction à la mise en oeuvre de mesures de santé publique et environnementales susceptibles de nuire à leurs profits. Mais le lobby nucléaire s’avère incomparablement plus puissant qu’eux : il comprend en effet les gouvernements des Etats nucléarisés, et notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, ainsi que de puissantes organisations intergouvernementales. La désinformation émanant de groupes de pression militaro-industriels est gigantesque et, ce qui est encore plus dangereux, se pare de la légitimité de l’Etat.

Pis, la corruption de la science concerne également les plus prestigieuses institutions académiques. Comme le rapporte un éditorial de la revue britannique The Lancet, elles “sont devenues des “business” de plein droit, cherchant à commercialiser pour leur propre compte leurs découvertes plutôt que de préserver leur statut de chercheurs indépendants (10)”. Validées par des pairs et citées comme preuve de la sûreté des activités nucléaires, les expertises émanent trop souvent du lobby nucléaire et/ou sont financées par lui.

Acquise aux intérêts des conglomérats, par le déni, la dissimulation et les mensonges, cette science-là nous a menés au réchauffement planétaire - et au bord du gouffre. Dès lors, comment envisager de lui faire confiance en ce qui concerne le nucléaire ? Tandis que les émissions responsables du changement climatique peuvent être (théoriquement) contrôlées, la technologie nucléaire et ses déchets ne peuvent l’être en aucun cas. Même si ces activités cessaient demain, leurs conséquences affecteraient la vie sur Terre pour des millénaires.

La “science”, qui a été la source d’informations sur le nucléaire en général et sur la catastrophe de Tchernobyl en particulier, est “juge et partie” pour tout ce qui concerne les conséquences sanitaires de ses propres activités. L’ensemble des institutions nucléaires, qu’elles soient gouvernementales, militaires, industrielles, scientifiques, de recherche ou de régulation, ou intergouvernementales, comme Euratom et certaines agences onusiennes, fonctionnent à l’instar d’une “famille incestueuse fermée sur elle-même (11)”.

Les défaillances de cette pseudo-science et de sa méthode vont du flagrant et outrageux air subtil et malhonnête, comme le dénoncent l’expert Chris Busby et le journaliste Wladimir Tchertkoff, ainsi que le Tribunal permanent des peuples (12).

La première série de manquements nus en lumière concerne la falsification et la rétention de données, l’absence de mesures de la radioactivité et de dépistages des cancers, les attaques exercées contre les chercheurs indépendants et leurs institutions, la censure des études révélant les effets néfastes, le dénigrement de milliers d’études non traduites des trois pays les plus touchés et l’exclusion de l’ordre du jour des conférences de domaines scientifiques entiers - comme par exemple les effets de l’irradiation interne, chronique, à faible dose (qui vaut pour presque toute la contamination des populations autour de Tchernobyl).
Une seconde série de fautes concerne les artifices de calcul : nos “spécialistes” - en désinformation - évaluent la moyenne des irradiations pour des populations entières, faisant l’impasse sur les différences considérables d’un endroit à l’autre ; ils stoppent les études au bout de dix ans, évitant ainsi de prendre en compte la morbidité et la mortalité à long terme ; ils considèrent cinq années de survie comme une guérison ; ils ne tiennent compte d’aucune autre maladie que le cancer ; ils ne compteront que les survivants ; ils ne s’intéressent qu’aux trois pays les plus affectés ; ils vont jusqu’à voir une baisse des cancers infantiles là où, en réalité, les enfants, devenus adultes et cancéreux, ne figurent plus dans la base de données... Et des dizaines d’autres manipulations.

Entre 1950 et 1995, aux Etats-Unis, le nombre annuel de nouveaux cancers, tous types confondus (incidence), a augmenté de 55% selon l’Institut national du cancer américain ; on observe une tendance similaire en Europe, comme dans tous les pays industrialisés. Les cancers non liés au tabagisme contribuent pour environ 75% à cette augmentation et ne sauraient être expliqués par une meilleure détection ou par le vieillissement des populations (13). Cette croissance suit l’évolution du produit national brut et de l’industrialisation, mais la cause la plus évidente – pollution de l’environnement, chimique et radioactive – est ignorée. De manière très perverse, les mêmes spécialistes préfèrent reprocher aux victimes leurs mauvaises habitudes de vie.

Connivences universitaires

L’épidémie de cancers affecte d’ores et déjà les couches privilégiées et instruites de la société, qui demandent des explications scientifiques sérieuses et une réelle prévention s’attaquant aux causes fondamentales du problème - la pollution chimique et radioactive - sans en rester à une prévention secondaire comme le dépistage des maladies.

Des associations de malades appellent au boycottage de puissantes organisations caritatives contre le cancer étroitement liées aux industries pharmaceutiques et de l’équipement médical. Des victimes du cancer tentent de traduire en justice les responsables de la dissimulation des vrais dangers du nucléaire (14).
La dérive scientiste et l’étroite relation entre l’industrie et les institutions académiques devraient se trouver au centre des préoccupations de l’OMS. Au moment de son élection en tant que directrice générale, Mme Margaret Chan a assuré qu’un des attributs de l’organisation était son emprise en matière de santé publique. “Nous disposons de l’autorité absolue dans nos directives”, a-t-elle déclaré. Dans le domaine de la radioactivité et de la santé, il serait plus juste pour l’OMS de reconnaître que c’est l’AIEA - sans aucune compétence en matière de santé publique - qui dispose de cette autorité absolue.

Peut-on compter sur les Etats membres de l’OMS pour agir ? Comme le notait The Lancet dans son éditorial déjà cité, “les gouvernements, au plan national et au plan régional, ont régulièrement failli dans leur devoir de placer leurs populations avant le profit (15)”. Une recherche indépendante et sérieuse doit être entreprise sur les conséquences sanitaires des activités nucléaires civiles et militaires, et les résultats divulgués sans obstruction.

Alison Katz

(Centre Europe - Tiers monde, Cetim, à Genève)
Fonctionnaire internationale à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pendant dix-huit ans.

Source : Le Monde Diplomatique – Mars 2008

1 : Lire Charaf Abdessemed, “Les antinucléaires font le piquet devant l’OMS “, Geneva Home Information, 6-7 juin 2007.

2 : Organisation autonome placée sous l’égide des Nations Unies en 1957, l’AIEA sert de forum intergouvernemental mondial pour la coopération technique dans l’utilisation pacifique des technologies nucléaires.

3 : Lors de cette assemblée, les délégations des cent quatre-vingt-treize Etats membres déterminent les politiques de l’organisation.

4 : www.independentwho.info/spip.php?article107

5 : The Chernobyl Forum 2003-2005, “Chernobyl’s legacy ; Health, environmental and socio-economic impacts “, https://chernobyl.undp.org/english/docs/chernobyl.pdf, Vienne, avril 2006.

6 : Michel Fernex, « La santé : état des lieux vingt ans après », dans Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand, Les silences de Tchernobyl, Autrement, Paris, 2006.

7 : Pierpaolo Mittica, Rosalie Bertell, Naomi Rosenblum et Wladimir Tchertkoff, Chernobyl : The Hidden Legacy, Trolley Ltd, Londres, 2007.

12 : Chris Busby, Wolves of Water : A Study Constructed From Atomic Radiation, Morality, Epidemiology, Science, Bias, Philosophy and Death. Green Audit, Aberystwyth (Royaume-Uni). 2006 : Wladimir Tchertkoff, Le Crime de Tchernobyl. Le goulag nucléaire, Actes Sud, Arles, 2006 : Permanent People’s Tribunal, International Medical Commission on Chernobyl, “Chernobyl, Environmental, health and human rights”, Vienne, 12-15 avril 1996.

13 : Samuel Epstein, Cancer-Gate, How to Win the Losing Cancer War, Baywood, New York, 2005.

14 : En France, en témoigne la mise en examen du professeur Pierre Pellerin (directeur à l’époque du Service central de protection contre les rayonnements ionisants) pour la tromperie aggravée dans le dossier “Tchernobyl, malades de la thyroïde”.

15 : The Lancet, op.cit.



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