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Sortir du nucléaire n°52



Hiver 2012

Fukushima

Les disparus de Fukushima

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°52 - Hiver 2012

 Fukushima


Le 16 décembre, un journaliste japonais indépendant, Tomohiko Suzuki, a donné une conférence de presse très instructive. Cet homme courageux, journaliste de terrain, s’était fait embaucher à la centrale de Fukushima Daiichi comme ouvrier par l’intermédiaire d’une filiale de Toshiba. Affecté à une tâche liée au retraitement de l’eau contaminée, il a pu enquêter à l’intérieur même du site, du 13 juillet au 22 août 2011. Ses révélations sont l’occasion de revenir sur la disparition de dizaines, voire de centaines d’ouvriers sur les listes administratives de la centrale nucléaire.



Dans une version quelque peu raccourcie faute de place, nous publions ici un article de Pierre Fetet, rédacteur du Blog de Fukushima. Profitons de l’occasion pour saluer son opiniâtre travail d’information indépendante et de qualité.

Aucun progrès

Tout d’abord, les déclarations de Tomohiko Suzuki sont à l’opposé de la communication officielle qui proclame que tout est sous contrôle. Selon lui, aucun progrès n’a été fait vers une quelconque sortie de la crise nucléaire : seuls des travaux de façade ont été effectués pour faire croire à une maîtrise de la situation. On peut citer en effet l’installation de la tente de protection du réacteur n°1 et le nettoyage de la façade sud du réacteur n°4. Il s’agit d’actions concrètes et visibles propices à donner une image de maîtrise de la situation. Or en réalité il n’en est rien.

On ne sait toujours pas quoi faire de l’eau contaminée par le refroidissement des réacteurs, eau que l’on essaie de retraiter mais qui en fait s’entasse sur le site, au risque de la voir se répandre par des fuites diverses dues à des failles dans le sol, à des tuyaux de mauvaise qualité, à des normes techniques différentes selon les entreprises qui interviennent, et peut-être cet hiver à cause du gel de certains circuits exposés en plein air. Au 15 novembre, les réservoirs installés sur le site pouvaient contenir 106 000 tonnes d’eau contaminée. S’il n’y avait pas une pression de l’opinion publique, TEPCO (Tokyo Electric Power Company) aurait déjà relâché cette eau dans la mer.

Les six piscines des réacteurs et la piscine commune nécessitent un refroidissement constant car elles renferment ensemble 1964 tonnes de combustible. Aucune erreur n’est tolérable pour la maintenance de ces piscines, et il est difficile de comprendre pourquoi TEPCO a laissé s’évaporer l’eau de la piscine n°4 jusqu’à ne plus avoir que 1,50 mètre de hauteur au-dessus du combustible le 1er décembre alors que sept mètres sont nécessaires. Ces piscines extrêmement dangereuses ne servent à rien. Elles nécessiteront des dépenses pharaoniques de surveillance et d’entretien durant des dizaines d’années alors que l’électricité qui a été produite avec les combustibles entreposés est déjà consommée depuis longtemps.

Les coriums des réacteurs 1, 2 et 3, représentant au maximum 257 tonnes de combustible, ne sont pas localisés. Malgré des centaines de pages de rapports divers et des modélisations rassurantes, personne ne peut dire aujourd’hui où ils sont exactement. Comment peut-on affirmer contrôler quelque chose qu’on ne sait pas localiser ?

Un témoignage accablant

Tomohiko Suzuki témoigne également des conditions de travail inadmissibles, de l’absence de vérification de la qualification des intérimaires, de la guéguerre entre les constructeurs Toshiba et Hitachi qui dissimulent des données qu’ils devraient partager. Toutes ces informations sont habituellement cachées au Japon car les ouvriers du nucléaire n’ont pas le droit de parler, comme cela est stipulé dans leur contrat d’embauche [qui les soumet à une stricte confidentialité et leur interdit de répondre aux médias]. C’est pour cela que cette conférence de presse est exceptionnelle. Les informations sont de première main et c’est suffisamment rare pour être remarqué.

Pour lui, il fallait évacuer une zone de 80 km autour de la centrale, comme les États-Unis l’avaient préconisé pour leurs propres ressortissants. "Il y a des gens qui vivent dans des zones où personne ne devrait être. C’est presque comme s’ils vivaient à l’intérieur d’une centrale nucléaire", explique Suzuki.

Malgré l’absence de progrès notables dans la résolution de la crise, les nouvelles idées des ingénieurs sont aujourd’hui repoussées car il n’y a plus d’argent pour cela. On comprend mieux la précipitation du gouvernement et de TEPCO pour annoncer un "arrêt à froid" des réacteurs. Même si cela ne veut rien dire concrètement face à des réacteurs ruinés ayant perdu leur capacité de confinement, cela permet de réduire drastiquement le budget alloué à la résolution de la crise. Et tout cela aux dépens de la santé des travailleurs qui, pour la plupart, ne sont pas suffisamment prévenus des dangers des radiations. Cela explique sans doute le taux de mortalité important sur l’usine : depuis sept mois, au moins cinq ouvriers sont morts de manière brusque.

Risques pour la santé des travailleurs

Tomohiko Suzuki a ainsi dénoncé les dangers et les risques pour la santé des travailleurs. Il existe d’ailleurs toujours des doutes sur l’état de santé des travailleurs que TEPCO a "perdu" de ses listes dans les premiers mois et qu’il serait "impossible" de retrouver aujourd’hui. Le 20 juin, TEPCO avouait avoir perdu 69 ouvriers. Le 21 juillet, le groupe audiovisuel japonais NHK rapportait que 198 travailleurs avaient été perdus par l’entreprise. Enfin, selon Fukushima Diary, il manquerait officiellement 840 ouvriers au 15 décembre. Que signifient ces chiffres ? TEPCO semble perdre certains de ses employés au fur et à mesure que le temps s’écoule. Au lieu de retrouver ces personnes pour pouvoir vérifier leur contamination et suivre leur état de santé, l’opérateur en perd de nouveau.

En fait, on apprend avec notre journaliste freelance que, juste après les explosions de mars, TEPCO avait demandé à l’ensemble de ses entreprises de sous-traitance de recruter "des gens qui n’avaient pas peur de mourir". Comment cela est-il possible ? Hormis les Japonais qui effectivement, dans un esprit de sacrifice, ont accepté de risquer leur vie pour éviter que le Japon ne devienne un désert radioactif, qui d’autre pourrait accepter cette idée terrible ? Une autre information de poids rapportée par Suzuki pourrait l’expliquer en partie : le journaliste dévoile que les yakuzas sont très impliqués dans l’industrie nucléaire, étant responsables pour 10 % du nombre de recrutés dans la centrale de Fukushima. Les yakuzas formeraient la plus grande organisation criminelle au monde. Il faut savoir qu’au Japon, plus de 41 % des patrons de grandes entreprises japonaises affirment avoir été victimes de racket de cette organisation qui perçoit des "dîmes" régulières. On peut donc comprendre alors quels types de pressions peuvent être exercés sur des familles qui auraient des "dettes". Car, selon Suzuki, les groupes yakuzas ont longtemps envoyé des travailleurs dans les centrales nucléaires comme un moyen de rembourser les prêts consentis à des taux exorbitants.

Recrutements douteux

Une autre manière de recruter des ouvriers sur la centrale est le démarchage des personnes en difficulté. Certaines sociétés de sous-traitance sont allées très loin pour recruter des personnes dans le besoin, et surtout ne connaissant pas les dangers de la radioactivité. En témoigne ce tract alléchant distribué dans la région d’Ibaraki, et trouvé dans la boîte aux lettres d’un lecteur de ce blog au mois d’octobre. En voici l’image et la traduction :

"Travail de reconstruction dans la zone sinistrée suite à la grande catastrophe dans l’Est du Japon" À l’intérieur de la zone de protection des 20 kilomètres (à l’extérieur de la centrale nucléaire) pour un travail de déblaiement. 4 heures par jour (par équipe de 24 heures) Salaire journalier : 27 000 yens (2 mois = plus de 1 600 000 yens) Prise en compte à partir du 10 du mois, paiement 7 jours plus tard. Durée du travail : 2 mois (pas de vacances) Logement offert Frais de repas 1750¥ (3 repas/jour) possibilité de retenue directe sur salaire Âge : entre 40 et 70 ans, hommes uniquement Travail sécurisé (équipement de protection fourni) (Sans domicile fixe et membres de la mafia refusés) Cette annonce sera renouvelée chaque mois, les premiers arrivants seront les premiers inscrits. "Jusqu’à la fin des travaux de déblaiement" S.A.R.L Hosyo planning Responsable : M. Nakamura : 047- 703 7122 (Joignable de 6:00 à 11:00)

[NDT : il y a lieu probablement de décompter les charges sociales, les frais d’agence et de postage ainsi que la commission de l’agent recruteur qui peut être importante, ce qui donnerait un salaire net moindre, mais restant encore très alléchant.]

Véritable tract de recrutement ou arnaque ? Seules les personnes dans le besoin qui ont répondu à cet appel pourraient en témoigner. Quoi qu’il en soit, la catastrophe de Fukushima semble avoir créé une économie parallèle, où des salaires mirobolants sont versés à des gens prêts à tout pour sortir de la misère, et où on ne prendrait même pas la peine d’inscrire l’identité de certaines personnes appelées à faire des tâches quasi suicidaires. Sur internet, on trouve ce genre d’annonce avec un salaire mensuel plutôt de l’ordre de 200000 yens, mais le salaire journalier annoncé n’est pas non plus aberrant puisqu’on trouve aussi des annonces à 30000 yens pour 3 heures de travail la journée. Ces écarts de salaires s’expliquent sans doute par les différences des tâches à effectuer sur le terrain ou dans la centrale.

Un message secret

Il est impossible de savoir aujourd’hui où sont passés les ouvriers disparus. Étant donné que TEPCO ne communique pas sur ce sujet extrêmement délicat, des rumeurs ont circulé sur Twitter et sur la toile. Pour exemple, ce message troublant que l’on m’a transmis début novembre d’un "ancien professeur de maths à l’Université de Kyoto, actuellement chef pour la relance des zones sinistrées" ; En voici la traduction :

Envoyé le : Jeudi 3 Novembre 2011 9h54 Objet : prof de Kyoto Univ.

"TEPCO a toujours affirmé qu’ils avaient perdu la trace d’une centaine d’employés concernant leur suivi dosimétrique et médical, c’est faux. La réalité est qu’ils sont morts à cause de la très forte radioactivité des installations endommagées. Ces victimes ont été parfaitement prises en charge médicalement par les unités de "Fukushima medical university". Le département qui les a pris en charge a archivé tous les éléments médicaux de tous ces patients (symptômes, analyses, prélèvements humains, évolutions). Si cette information, concernant une entreprise privée ayant occasionné un certain nombre de victimes directes, venait à être connue, cela ferait un très gros problème compte tenu de la situation actuelle. Ne pouvant cacher qu’un certain nombre d’employés avait disparu de leurs listes, la direction de TEPCO, avec l’aval du gouvernement, a préféré mettre en avant une perte de contact administratif avec ces personnes concernant leur suivi médical et dosimétrique. Les familles des victimes ont reçu de très belles indemnités pour les faire taire. À l’heure actuelle personne ne parle, car cela représente pour les familles dédommagées une menace si elles venaient à rompre leur silence. Moi, j’ai longuement hésité avant de vous informer de ce constat, il est probable que ce message sera effacé assez rapidement par les administrateurs du site.

Les personnes qui me lisent et qui me diffusent, auront peut-être quelques petits dérangements, mais la censure de la réalité d’une situation ne peut pas aller en s’améliorant. Je continuerai d’essayer à vous tenir au courant, mais il ne sera pas toujours simple d’être clair, je vous apporterai plus de précisions en messages privés."

Info ou intox ? Qui aurait intérêt à diffuser ce genre de texte ? Il faut espérer qu’un journaliste d’investigation retrouvera un jour l’homme qui a écrit ce message lancé comme une bouteille à la mer. Cette lettre pourrait être malheureusement véridique car elle concorde avec d’autres sources plus explicites.

Les ouvriers "jetables" ?

Selon Fukushima Diary, un travailleur de 21 ans est mort d’un infarctus. Il avait travaillé à la centrale de Fukushima Daiichi de mars à juillet 2011. Il est mort chez lui, et aucune autopsie n’a été réalisée. Cette mort n’est donc pas comptabilisée. Cette information a été donnée par M. Sakuma, commerçant à Kawamata-Machi (à 22 km à l’est du site nucléaire) lors d’une interview accordée au journaliste Iwakami Yasumi. Accablé par les banques à qui il devait 30 millions de yens, cet homme est allé travailler à la centrale tout en étant bien conscient des risques qu’il encourait. Grâce à son témoignage, on apprend que dans les zones les plus contaminées, les ouvriers "non référencés" sont obligés de travailler dans des conditions extrêmes : l’un de ses amis a dû aller dans le réacteur n°3. Dans un endroit rempli de débris, le compteur montrait environ 1 2 Sv/h. Le lendemain matin, le même endroit avait été impeccablement nettoyé, ce qui signifie que cela avait été fait par des hommes et non par des robots. Certains travailleurs "jetables" pourraient ainsi être forcés à travailler dans des situations extrêmes, puis on les renverrait, enfin ils seraient marqués comme "manquants".

La police ne serait pas mieux lotie. Les policiers qui gardent la zone d’évacuation de 20 km ne sont pas informés du niveau de rayonnement de l’environnement où ils travaillent (environ 100 microSv/h lorsque M. Sakuma l’a mesuré) et de ce fait, les décès des policiers ne sont pas plus comptabilisés car ils ne font pas partie de la liste des ouvriers. Même quand ils ne sont pas forcés de faire des travaux dangereux, certains ouvriers font en sorte de ne pas toujours porter leurs dosimètres afin de pouvoir travailler plus longtemps, car dès qu’ils arrivent à la dose maxi, ils perdent leur emploi. C’est aussi ce qui explique que beaucoup d’ouvriers aient des dépassements de doses. D’ailleurs, l’ancien directeur de la centrale lui-même, souffrant aujourd’hui d’un cancer, avait avoué ne pas s’être inquiété des doses qu’il avait reçues. Depuis mars, d’après les données officielles de TEPCO, sur les 17 780 personnes qui sont venues travailler à la centrale de Fukushima Daiichi, 338 d’entre elles auraient reçu des doses supérieures à 100 mSv. Mais on ne sait pas si les "disparus" sont comptabilisés dans ce nombre. On ne sait pas non plus combien de ces employés sont encore en vie aujourd’hui. Tant que cette liste restera anonyme, il sera impossible de vérifier ces informations unilatérales.

Par ailleurs, un journaliste a tenté de poser la question du nombre de morts directement au gouvernement, représenté ce jour-là par le secrétaire parlementaire Yasuhiro Sonoda : il lui est en fait impossible de répondre à la question et se reporte toujours sur une demande faite à TEPCO. Sa non réponse implique donc que le gouvernement ignore combien de morts il y a eu à Fukushima depuis le 11 mars 2011.

Des ouvriers en colère

Suite à l’annonce gouvernementale évoquée au début de cet article, il n’y a pas que le gouverneur de Fukushima qui a sursauté en regardant la télévision. Selon le Tokyo Shinbun (le journal de Tokyo), les travailleurs de Fukushima sont également furieux d’avoir entendu leur Premier ministre déclarer que non seulement la température dans les réacteurs avait baissé mais que la situation était désormais sous contrôle : "Le gouvernement ment" ; "Je ne comprends pas ce qu’il dit" ; "On ne peut même pas entrer dans les bâtiments et on ne sait même pas comment récupérer les combustibles". Un des travailleurs qui regardait la conférence à la télévision commenta aussi : "J’ai cru que je ne comprenais plus le japonais. Je ne crois pas qu’il parle de la centrale que je vois tous les jours. Il nous faudra encore des années pour pouvoir gérer la situation..." [...]

Pierre Fetet

Publié initialement le 18 décembre 2011 sur le Blog de Fukushima, https://fukushima.over-blog.fr/
Reportez-vous au blog pour consulter les sources et vidéos

Dans une version quelque peu raccourcie faute de place, nous publions ici un article de Pierre Fetet, rédacteur du Blog de Fukushima. Profitons de l’occasion pour saluer son opiniâtre travail d’information indépendante et de qualité.

Aucun progrès

Tout d’abord, les déclarations de Tomohiko Suzuki sont à l’opposé de la communication officielle qui proclame que tout est sous contrôle. Selon lui, aucun progrès n’a été fait vers une quelconque sortie de la crise nucléaire : seuls des travaux de façade ont été effectués pour faire croire à une maîtrise de la situation. On peut citer en effet l’installation de la tente de protection du réacteur n°1 et le nettoyage de la façade sud du réacteur n°4. Il s’agit d’actions concrètes et visibles propices à donner une image de maîtrise de la situation. Or en réalité il n’en est rien.

On ne sait toujours pas quoi faire de l’eau contaminée par le refroidissement des réacteurs, eau que l’on essaie de retraiter mais qui en fait s’entasse sur le site, au risque de la voir se répandre par des fuites diverses dues à des failles dans le sol, à des tuyaux de mauvaise qualité, à des normes techniques différentes selon les entreprises qui interviennent, et peut-être cet hiver à cause du gel de certains circuits exposés en plein air. Au 15 novembre, les réservoirs installés sur le site pouvaient contenir 106 000 tonnes d’eau contaminée. S’il n’y avait pas une pression de l’opinion publique, TEPCO (Tokyo Electric Power Company) aurait déjà relâché cette eau dans la mer.

Les six piscines des réacteurs et la piscine commune nécessitent un refroidissement constant car elles renferment ensemble 1964 tonnes de combustible. Aucune erreur n’est tolérable pour la maintenance de ces piscines, et il est difficile de comprendre pourquoi TEPCO a laissé s’évaporer l’eau de la piscine n°4 jusqu’à ne plus avoir que 1,50 mètre de hauteur au-dessus du combustible le 1er décembre alors que sept mètres sont nécessaires. Ces piscines extrêmement dangereuses ne servent à rien. Elles nécessiteront des dépenses pharaoniques de surveillance et d’entretien durant des dizaines d’années alors que l’électricité qui a été produite avec les combustibles entreposés est déjà consommée depuis longtemps.

Les coriums des réacteurs 1, 2 et 3, représentant au maximum 257 tonnes de combustible, ne sont pas localisés. Malgré des centaines de pages de rapports divers et des modélisations rassurantes, personne ne peut dire aujourd’hui où ils sont exactement. Comment peut-on affirmer contrôler quelque chose qu’on ne sait pas localiser ?

Un témoignage accablant

Tomohiko Suzuki témoigne également des conditions de travail inadmissibles, de l’absence de vérification de la qualification des intérimaires, de la guéguerre entre les constructeurs Toshiba et Hitachi qui dissimulent des données qu’ils devraient partager. Toutes ces informations sont habituellement cachées au Japon car les ouvriers du nucléaire n’ont pas le droit de parler, comme cela est stipulé dans leur contrat d’embauche [qui les soumet à une stricte confidentialité et leur interdit de répondre aux médias]. C’est pour cela que cette conférence de presse est exceptionnelle. Les informations sont de première main et c’est suffisamment rare pour être remarqué.

Pour lui, il fallait évacuer une zone de 80 km autour de la centrale, comme les États-Unis l’avaient préconisé pour leurs propres ressortissants. "Il y a des gens qui vivent dans des zones où personne ne devrait être. C’est presque comme s’ils vivaient à l’intérieur d’une centrale nucléaire", explique Suzuki.

Malgré l’absence de progrès notables dans la résolution de la crise, les nouvelles idées des ingénieurs sont aujourd’hui repoussées car il n’y a plus d’argent pour cela. On comprend mieux la précipitation du gouvernement et de TEPCO pour annoncer un "arrêt à froid" des réacteurs. Même si cela ne veut rien dire concrètement face à des réacteurs ruinés ayant perdu leur capacité de confinement, cela permet de réduire drastiquement le budget alloué à la résolution de la crise. Et tout cela aux dépens de la santé des travailleurs qui, pour la plupart, ne sont pas suffisamment prévenus des dangers des radiations. Cela explique sans doute le taux de mortalité important sur l’usine : depuis sept mois, au moins cinq ouvriers sont morts de manière brusque.

Risques pour la santé des travailleurs

Tomohiko Suzuki a ainsi dénoncé les dangers et les risques pour la santé des travailleurs. Il existe d’ailleurs toujours des doutes sur l’état de santé des travailleurs que TEPCO a "perdu" de ses listes dans les premiers mois et qu’il serait "impossible" de retrouver aujourd’hui. Le 20 juin, TEPCO avouait avoir perdu 69 ouvriers. Le 21 juillet, le groupe audiovisuel japonais NHK rapportait que 198 travailleurs avaient été perdus par l’entreprise. Enfin, selon Fukushima Diary, il manquerait officiellement 840 ouvriers au 15 décembre. Que signifient ces chiffres ? TEPCO semble perdre certains de ses employés au fur et à mesure que le temps s’écoule. Au lieu de retrouver ces personnes pour pouvoir vérifier leur contamination et suivre leur état de santé, l’opérateur en perd de nouveau.

En fait, on apprend avec notre journaliste freelance que, juste après les explosions de mars, TEPCO avait demandé à l’ensemble de ses entreprises de sous-traitance de recruter "des gens qui n’avaient pas peur de mourir". Comment cela est-il possible ? Hormis les Japonais qui effectivement, dans un esprit de sacrifice, ont accepté de risquer leur vie pour éviter que le Japon ne devienne un désert radioactif, qui d’autre pourrait accepter cette idée terrible ? Une autre information de poids rapportée par Suzuki pourrait l’expliquer en partie : le journaliste dévoile que les yakuzas sont très impliqués dans l’industrie nucléaire, étant responsables pour 10 % du nombre de recrutés dans la centrale de Fukushima. Les yakuzas formeraient la plus grande organisation criminelle au monde. Il faut savoir qu’au Japon, plus de 41 % des patrons de grandes entreprises japonaises affirment avoir été victimes de racket de cette organisation qui perçoit des "dîmes" régulières. On peut donc comprendre alors quels types de pressions peuvent être exercés sur des familles qui auraient des "dettes". Car, selon Suzuki, les groupes yakuzas ont longtemps envoyé des travailleurs dans les centrales nucléaires comme un moyen de rembourser les prêts consentis à des taux exorbitants.

Recrutements douteux

Une autre manière de recruter des ouvriers sur la centrale est le démarchage des personnes en difficulté. Certaines sociétés de sous-traitance sont allées très loin pour recruter des personnes dans le besoin, et surtout ne connaissant pas les dangers de la radioactivité. En témoigne ce tract alléchant distribué dans la région d’Ibaraki, et trouvé dans la boîte aux lettres d’un lecteur de ce blog au mois d’octobre. En voici l’image et la traduction :

"Travail de reconstruction dans la zone sinistrée suite à la grande catastrophe dans l’Est du Japon" À l’intérieur de la zone de protection des 20 kilomètres (à l’extérieur de la centrale nucléaire) pour un travail de déblaiement. 4 heures par jour (par équipe de 24 heures) Salaire journalier : 27 000 yens (2 mois = plus de 1 600 000 yens) Prise en compte à partir du 10 du mois, paiement 7 jours plus tard. Durée du travail : 2 mois (pas de vacances) Logement offert Frais de repas 1750¥ (3 repas/jour) possibilité de retenue directe sur salaire Âge : entre 40 et 70 ans, hommes uniquement Travail sécurisé (équipement de protection fourni) (Sans domicile fixe et membres de la mafia refusés) Cette annonce sera renouvelée chaque mois, les premiers arrivants seront les premiers inscrits. "Jusqu’à la fin des travaux de déblaiement" S.A.R.L Hosyo planning Responsable : M. Nakamura : 047- 703 7122 (Joignable de 6:00 à 11:00)

[NDT : il y a lieu probablement de décompter les charges sociales, les frais d’agence et de postage ainsi que la commission de l’agent recruteur qui peut être importante, ce qui donnerait un salaire net moindre, mais restant encore très alléchant.]

Véritable tract de recrutement ou arnaque ? Seules les personnes dans le besoin qui ont répondu à cet appel pourraient en témoigner. Quoi qu’il en soit, la catastrophe de Fukushima semble avoir créé une économie parallèle, où des salaires mirobolants sont versés à des gens prêts à tout pour sortir de la misère, et où on ne prendrait même pas la peine d’inscrire l’identité de certaines personnes appelées à faire des tâches quasi suicidaires. Sur internet, on trouve ce genre d’annonce avec un salaire mensuel plutôt de l’ordre de 200000 yens, mais le salaire journalier annoncé n’est pas non plus aberrant puisqu’on trouve aussi des annonces à 30000 yens pour 3 heures de travail la journée. Ces écarts de salaires s’expliquent sans doute par les différences des tâches à effectuer sur le terrain ou dans la centrale.

Un message secret

Il est impossible de savoir aujourd’hui où sont passés les ouvriers disparus. Étant donné que TEPCO ne communique pas sur ce sujet extrêmement délicat, des rumeurs ont circulé sur Twitter et sur la toile. Pour exemple, ce message troublant que l’on m’a transmis début novembre d’un "ancien professeur de maths à l’Université de Kyoto, actuellement chef pour la relance des zones sinistrées" ; En voici la traduction :

Envoyé le : Jeudi 3 Novembre 2011 9h54 Objet : prof de Kyoto Univ.

"TEPCO a toujours affirmé qu’ils avaient perdu la trace d’une centaine d’employés concernant leur suivi dosimétrique et médical, c’est faux. La réalité est qu’ils sont morts à cause de la très forte radioactivité des installations endommagées. Ces victimes ont été parfaitement prises en charge médicalement par les unités de "Fukushima medical university". Le département qui les a pris en charge a archivé tous les éléments médicaux de tous ces patients (symptômes, analyses, prélèvements humains, évolutions). Si cette information, concernant une entreprise privée ayant occasionné un certain nombre de victimes directes, venait à être connue, cela ferait un très gros problème compte tenu de la situation actuelle. Ne pouvant cacher qu’un certain nombre d’employés avait disparu de leurs listes, la direction de TEPCO, avec l’aval du gouvernement, a préféré mettre en avant une perte de contact administratif avec ces personnes concernant leur suivi médical et dosimétrique. Les familles des victimes ont reçu de très belles indemnités pour les faire taire. À l’heure actuelle personne ne parle, car cela représente pour les familles dédommagées une menace si elles venaient à rompre leur silence. Moi, j’ai longuement hésité avant de vous informer de ce constat, il est probable que ce message sera effacé assez rapidement par les administrateurs du site.

Les personnes qui me lisent et qui me diffusent, auront peut-être quelques petits dérangements, mais la censure de la réalité d’une situation ne peut pas aller en s’améliorant. Je continuerai d’essayer à vous tenir au courant, mais il ne sera pas toujours simple d’être clair, je vous apporterai plus de précisions en messages privés."

Info ou intox ? Qui aurait intérêt à diffuser ce genre de texte ? Il faut espérer qu’un journaliste d’investigation retrouvera un jour l’homme qui a écrit ce message lancé comme une bouteille à la mer. Cette lettre pourrait être malheureusement véridique car elle concorde avec d’autres sources plus explicites.

Les ouvriers "jetables" ?

Selon Fukushima Diary, un travailleur de 21 ans est mort d’un infarctus. Il avait travaillé à la centrale de Fukushima Daiichi de mars à juillet 2011. Il est mort chez lui, et aucune autopsie n’a été réalisée. Cette mort n’est donc pas comptabilisée. Cette information a été donnée par M. Sakuma, commerçant à Kawamata-Machi (à 22 km à l’est du site nucléaire) lors d’une interview accordée au journaliste Iwakami Yasumi. Accablé par les banques à qui il devait 30 millions de yens, cet homme est allé travailler à la centrale tout en étant bien conscient des risques qu’il encourait. Grâce à son témoignage, on apprend que dans les zones les plus contaminées, les ouvriers "non référencés" sont obligés de travailler dans des conditions extrêmes : l’un de ses amis a dû aller dans le réacteur n°3. Dans un endroit rempli de débris, le compteur montrait environ 1 2 Sv/h. Le lendemain matin, le même endroit avait été impeccablement nettoyé, ce qui signifie que cela avait été fait par des hommes et non par des robots. Certains travailleurs "jetables" pourraient ainsi être forcés à travailler dans des situations extrêmes, puis on les renverrait, enfin ils seraient marqués comme "manquants".

La police ne serait pas mieux lotie. Les policiers qui gardent la zone d’évacuation de 20 km ne sont pas informés du niveau de rayonnement de l’environnement où ils travaillent (environ 100 microSv/h lorsque M. Sakuma l’a mesuré) et de ce fait, les décès des policiers ne sont pas plus comptabilisés car ils ne font pas partie de la liste des ouvriers. Même quand ils ne sont pas forcés de faire des travaux dangereux, certains ouvriers font en sorte de ne pas toujours porter leurs dosimètres afin de pouvoir travailler plus longtemps, car dès qu’ils arrivent à la dose maxi, ils perdent leur emploi. C’est aussi ce qui explique que beaucoup d’ouvriers aient des dépassements de doses. D’ailleurs, l’ancien directeur de la centrale lui-même, souffrant aujourd’hui d’un cancer, avait avoué ne pas s’être inquiété des doses qu’il avait reçues. Depuis mars, d’après les données officielles de TEPCO, sur les 17 780 personnes qui sont venues travailler à la centrale de Fukushima Daiichi, 338 d’entre elles auraient reçu des doses supérieures à 100 mSv. Mais on ne sait pas si les "disparus" sont comptabilisés dans ce nombre. On ne sait pas non plus combien de ces employés sont encore en vie aujourd’hui. Tant que cette liste restera anonyme, il sera impossible de vérifier ces informations unilatérales.

Par ailleurs, un journaliste a tenté de poser la question du nombre de morts directement au gouvernement, représenté ce jour-là par le secrétaire parlementaire Yasuhiro Sonoda : il lui est en fait impossible de répondre à la question et se reporte toujours sur une demande faite à TEPCO. Sa non réponse implique donc que le gouvernement ignore combien de morts il y a eu à Fukushima depuis le 11 mars 2011.

Des ouvriers en colère

Suite à l’annonce gouvernementale évoquée au début de cet article, il n’y a pas que le gouverneur de Fukushima qui a sursauté en regardant la télévision. Selon le Tokyo Shinbun (le journal de Tokyo), les travailleurs de Fukushima sont également furieux d’avoir entendu leur Premier ministre déclarer que non seulement la température dans les réacteurs avait baissé mais que la situation était désormais sous contrôle : "Le gouvernement ment" ; "Je ne comprends pas ce qu’il dit" ; "On ne peut même pas entrer dans les bâtiments et on ne sait même pas comment récupérer les combustibles". Un des travailleurs qui regardait la conférence à la télévision commenta aussi : "J’ai cru que je ne comprenais plus le japonais. Je ne crois pas qu’il parle de la centrale que je vois tous les jours. Il nous faudra encore des années pour pouvoir gérer la situation..." [...]

Pierre Fetet

Publié initialement le 18 décembre 2011 sur le Blog de Fukushima, https://fukushima.over-blog.fr/
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