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Sortir du nucléaire n°40



Novembre 2008

Changement climatique

Le danger nucléaire escamoté

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°40 - Novembre 2008

 Nucléaire et climat
Article publié le : 1er novembre 2008


Sommes-nous en train d’assister au début d’une farce grandeur nature aussi amusante que terrifiante ? Son thème ? L’escamotage du risque nucléaire face à la catastrophe du changement climatique et à la crise pétrolière.



Lors du sommet du G8 organisé à la mi-juillet 2008 à Hokkaido, le président américain, George Bush, a de nouveau plaidé pour la construction de centrales nucléaires.

Son homologue français, Nicolas Sarkozy, souhaite que l’Europe se dote de nouveaux réacteurs et appelle à la relance de l’énergie nucléaire dans une économie post-pétrole.

Tout se passe comme si, pour préserver le climat, le monde devait apprendre à apprécier la "beauté de l’énergie nucléaire", ou "énergie verte", comme le secrétaire général de la droite allemande (CDU), Ronald Pofalla, vient de la rebaptiser. Au vu de ce nouveau virage dans la politique du langage, il importe de se remémorer les éléments suivants.

Comment prévenir du danger dans 10 000 ans ?

Il y a 2 ans, le Congrès américain a créé une commission d’experts chargée de développer un langage ou un symbolisme susceptible d’avertir des dangers que représenteront les dépôts de déchets nucléaires américains dans 10 000 ans.

Le problème à résoudre était de déterminer la façon dont les concepts et les symboles devaient être conçus afin de transmettre un message à des générations qui nous succéderont dans plusieurs milliers d’années. Cette commission comprenait des physiciens, anthropologues, linguistes, neuroscientifiques, psychologues, biologistes moléculaires, érudits classiques, artistes, etc.
Les experts cherchèrent des modèles dans les symboles remontant aux premiers âges de l’humanité. Ils étudièrent la construction de Stonehenge (aux alentours de 1 500 av. J.-C.) et celle des pyramides ; ils examinèrent la façon dont Homère et la Bible avaient été historiquement perçus. Mais tous ces exemples ne remontent qu’à 2 millénaires, pas à 10 000 ans. Les anthropologues recommandèrent d’adopter le symbole du crâne et des tibias entrecroisés. Mais un historien fit aussitôt remarquer que pour les alchimistes le crâne et les tibias symbolisaient la résurrection, et un psychologue se livra à une expérience avec des enfants de 3 ans :
si le symbole était apposé sur une bouteille, ils s’exclamaient d’un air anxieux : "Poison !", alors que lorsqu’il était fixé au mur, les bambins s’écriaient avec enthousiasme : "Pirates !"

Même notre langage, on le voit, est inadapté lorsqu’il est confronté au défi d’alerter les futures générations sur les dangers que nous avons introduits dans le monde avec l’utilisation de l’énergie nucléaire.
Et, de ce point de vue, les acteurs qui sont censés garantir la sécurité et la rationalité - l’Etat, la science et l’industrie - jouent un jeu extrêmement ambigu. Ce ne sont plus des personnes de confiance mais des suspects. Car ils exhortent la population à monter à bord d’un avion pour lequel aucune piste d’atterrissage n’a été construite à ce jour.

Supprimer toute évocation de risque majeur

L’"inquiétude existentielle" que les périls globaux suscitent à travers le monde a fait naître une véritable compétition visant à supprimer toute évocation de risque majeur dans le débat politique. Les périls incalculables qu’est susceptible d’entraîner le changement climatique sont censés être “combattus” par les dangers incalculables liés aux centrales nucléaires.
De nombreuses décisions touchant aux risques majeurs ne résultent pas d’un choix entre une solution sûre et une solution risquée, mais entre des solutions également dangereuses, et souvent entre des solutions dont les risques sont qualitativement trop différents pour être aisément comparés. Or les formes actuelles du discours public et scientifique ne sont pas à la hauteur de telles considérations.
Les gouvernements adoptent en la matière une stratégie de simplification délibérée. Ils présentent chaque décision particulière comme un choix entre une solution sûre et une solution risquée tout en minimisant les incertitudes de l’énergie nucléaire et en focalisant l’attention sur le changement climatique et la crise pétrolière.

Les lignes de fracture concernant l’appréciation des risques globaux sont de nature culturelle. Plus les périls échappent aux méthodes de calcul scientifique pour former un domaine de non-savoir relatif, plus la perception culturelle des risques globaux spécifiques, autrement dit la croyance ou non dans leur réalité, devient importante.
Dans le cas de l’énergie nucléaire, nous assistons à un véritable choc des cultures du risque. Ainsi, l’expérience de Tchernobyl est perçue différemment en Allemagne et en France, en Angleterre et en Espagne, en Ukraine et en Russie.
Pour beaucoup d’Européens, les risques posés par le changement climatique dépassent de loin ceux de l’énergie nucléaire ou du terrorisme.

A présent qu’il est admis que le changement climatique résulte de l’activité humaine et que ses effets catastrophiques sont considérés comme inévitables, les cartes sont redistribuées dans la société et en politique. Or il est totalement erroné de penser que le changement climatique mènera fatalement à la destruction de l’humanité. Car le changement climatique ouvre des opportunités inattendues pour reformuler les priorités et les règles de la politique.
Bien que la hausse du prix du pétrole soit bénéfique pour le climat, elle s’accompagne de la menace d’un déclin massif. L’explosion du coût de l’énergie grignote le niveau de vie et fait naître un risque de paupérisation au coeur même de la société. En conséquence, la priorité qui était encore accordée à la sécurité de l’énergie 20 ans après Tchernobyl est à présent mise à mal par la question de savoir combien de temps les consommateurs vont pouvoir maintenir leur niveau de vie face à la hausse constante du prix de l’énergie.

Une menace constante et permanente

Pourtant, négliger le "risque vestigiel" de l’énergie nucléaire, c’est ne pas comprendre la dynamique culturelle et politique de la "société à risque résiduel". Les critiques les plus tenaces, efficaces et convaincants de l’énergie nucléaire, ne sont pas les Verts - le plus influent opposant à l’industrie nucléaire est l’industrie nucléaire elle-même (voir les problèmes survenus récemment au Tricastin et à Romans-sur-Isère).

Cette menace est constante et permanente, et elle reste présente même lorsque les manifestants épuisés ont depuis longtemps cessé de lutter. La probabilité d’accidents improbables s’accroît avec le nombre de centrales nucléaires "vertes" ; chaque "occurrence" ravive dans le monde entier le souvenir de toutes les autres.
Le risque signifie l’anticipation de la catastrophe, pas seulement en un lieu donné, mais partout. On n’aura même pas besoin de voir survenir un mini-Tchernobyl en Europe. Il suffira que l’opinion
mondiale ait vent d’un cas de négligence et d’"erreur humaine" quelque part dans le monde pour que brusquement les gouvernements qui se font les avocats de l’énergie nucléaire "verte" soient accusés de jouer avec insouciance et sans discernement avec les intérêts de sécurité des populations.

Ulrich Beck
Philosophe et sociologue

Le Monde du 06.08.08
Traduit de l’anglais par Gilles Berton

Lors du sommet du G8 organisé à la mi-juillet 2008 à Hokkaido, le président américain, George Bush, a de nouveau plaidé pour la construction de centrales nucléaires.

Son homologue français, Nicolas Sarkozy, souhaite que l’Europe se dote de nouveaux réacteurs et appelle à la relance de l’énergie nucléaire dans une économie post-pétrole.

Tout se passe comme si, pour préserver le climat, le monde devait apprendre à apprécier la "beauté de l’énergie nucléaire", ou "énergie verte", comme le secrétaire général de la droite allemande (CDU), Ronald Pofalla, vient de la rebaptiser. Au vu de ce nouveau virage dans la politique du langage, il importe de se remémorer les éléments suivants.

Comment prévenir du danger dans 10 000 ans ?

Il y a 2 ans, le Congrès américain a créé une commission d’experts chargée de développer un langage ou un symbolisme susceptible d’avertir des dangers que représenteront les dépôts de déchets nucléaires américains dans 10 000 ans.

Le problème à résoudre était de déterminer la façon dont les concepts et les symboles devaient être conçus afin de transmettre un message à des générations qui nous succéderont dans plusieurs milliers d’années. Cette commission comprenait des physiciens, anthropologues, linguistes, neuroscientifiques, psychologues, biologistes moléculaires, érudits classiques, artistes, etc.
Les experts cherchèrent des modèles dans les symboles remontant aux premiers âges de l’humanité. Ils étudièrent la construction de Stonehenge (aux alentours de 1 500 av. J.-C.) et celle des pyramides ; ils examinèrent la façon dont Homère et la Bible avaient été historiquement perçus. Mais tous ces exemples ne remontent qu’à 2 millénaires, pas à 10 000 ans. Les anthropologues recommandèrent d’adopter le symbole du crâne et des tibias entrecroisés. Mais un historien fit aussitôt remarquer que pour les alchimistes le crâne et les tibias symbolisaient la résurrection, et un psychologue se livra à une expérience avec des enfants de 3 ans :
si le symbole était apposé sur une bouteille, ils s’exclamaient d’un air anxieux : "Poison !", alors que lorsqu’il était fixé au mur, les bambins s’écriaient avec enthousiasme : "Pirates !"

Même notre langage, on le voit, est inadapté lorsqu’il est confronté au défi d’alerter les futures générations sur les dangers que nous avons introduits dans le monde avec l’utilisation de l’énergie nucléaire.
Et, de ce point de vue, les acteurs qui sont censés garantir la sécurité et la rationalité - l’Etat, la science et l’industrie - jouent un jeu extrêmement ambigu. Ce ne sont plus des personnes de confiance mais des suspects. Car ils exhortent la population à monter à bord d’un avion pour lequel aucune piste d’atterrissage n’a été construite à ce jour.

Supprimer toute évocation de risque majeur

L’"inquiétude existentielle" que les périls globaux suscitent à travers le monde a fait naître une véritable compétition visant à supprimer toute évocation de risque majeur dans le débat politique. Les périls incalculables qu’est susceptible d’entraîner le changement climatique sont censés être “combattus” par les dangers incalculables liés aux centrales nucléaires.
De nombreuses décisions touchant aux risques majeurs ne résultent pas d’un choix entre une solution sûre et une solution risquée, mais entre des solutions également dangereuses, et souvent entre des solutions dont les risques sont qualitativement trop différents pour être aisément comparés. Or les formes actuelles du discours public et scientifique ne sont pas à la hauteur de telles considérations.
Les gouvernements adoptent en la matière une stratégie de simplification délibérée. Ils présentent chaque décision particulière comme un choix entre une solution sûre et une solution risquée tout en minimisant les incertitudes de l’énergie nucléaire et en focalisant l’attention sur le changement climatique et la crise pétrolière.

Les lignes de fracture concernant l’appréciation des risques globaux sont de nature culturelle. Plus les périls échappent aux méthodes de calcul scientifique pour former un domaine de non-savoir relatif, plus la perception culturelle des risques globaux spécifiques, autrement dit la croyance ou non dans leur réalité, devient importante.
Dans le cas de l’énergie nucléaire, nous assistons à un véritable choc des cultures du risque. Ainsi, l’expérience de Tchernobyl est perçue différemment en Allemagne et en France, en Angleterre et en Espagne, en Ukraine et en Russie.
Pour beaucoup d’Européens, les risques posés par le changement climatique dépassent de loin ceux de l’énergie nucléaire ou du terrorisme.

A présent qu’il est admis que le changement climatique résulte de l’activité humaine et que ses effets catastrophiques sont considérés comme inévitables, les cartes sont redistribuées dans la société et en politique. Or il est totalement erroné de penser que le changement climatique mènera fatalement à la destruction de l’humanité. Car le changement climatique ouvre des opportunités inattendues pour reformuler les priorités et les règles de la politique.
Bien que la hausse du prix du pétrole soit bénéfique pour le climat, elle s’accompagne de la menace d’un déclin massif. L’explosion du coût de l’énergie grignote le niveau de vie et fait naître un risque de paupérisation au coeur même de la société. En conséquence, la priorité qui était encore accordée à la sécurité de l’énergie 20 ans après Tchernobyl est à présent mise à mal par la question de savoir combien de temps les consommateurs vont pouvoir maintenir leur niveau de vie face à la hausse constante du prix de l’énergie.

Une menace constante et permanente

Pourtant, négliger le "risque vestigiel" de l’énergie nucléaire, c’est ne pas comprendre la dynamique culturelle et politique de la "société à risque résiduel". Les critiques les plus tenaces, efficaces et convaincants de l’énergie nucléaire, ne sont pas les Verts - le plus influent opposant à l’industrie nucléaire est l’industrie nucléaire elle-même (voir les problèmes survenus récemment au Tricastin et à Romans-sur-Isère).

Cette menace est constante et permanente, et elle reste présente même lorsque les manifestants épuisés ont depuis longtemps cessé de lutter. La probabilité d’accidents improbables s’accroît avec le nombre de centrales nucléaires "vertes" ; chaque "occurrence" ravive dans le monde entier le souvenir de toutes les autres.
Le risque signifie l’anticipation de la catastrophe, pas seulement en un lieu donné, mais partout. On n’aura même pas besoin de voir survenir un mini-Tchernobyl en Europe. Il suffira que l’opinion
mondiale ait vent d’un cas de négligence et d’"erreur humaine" quelque part dans le monde pour que brusquement les gouvernements qui se font les avocats de l’énergie nucléaire "verte" soient accusés de jouer avec insouciance et sans discernement avec les intérêts de sécurité des populations.

Ulrich Beck
Philosophe et sociologue

Le Monde du 06.08.08
Traduit de l’anglais par Gilles Berton



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