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EPR de Flamanville : le fiasco industriel

La cuve - Une défectuosité majeure au cœur de l’EPR

Article publié le 9 août 2016



Une anomalie "très sérieuse" selon le président de l’ASN

Le 7 avril 2015, l’Autorité de Sûreté Nucléaire annonçait la découverte de défauts de fabrication sur la cuve du réacteur EPR de Flamanville [1]. Ce sont le couvercle et le fond de la cuve, forgées dans l’usine Areva/Saint-Marcel du Creusot, qui sont en cause. Les réacteurs EPR de Taishan 1 et 2 seraient également concernés, ayant été forgés avec le même procédé de fabrication, mais pas l’EPR d’Olkiluoto (Finlande), dont les éléments de cuve ont été forgés selon un autre procédé par un autre fournisseur.

La réglementation exige que l’acier de la cuve présente une "résilience" suffisante pour résister sans déchirure à une énergie de 60 joules par cm2. Mais lors des essais exigés par l’ASN et effectués à reculons par Areva, les valeurs mesurées sont descendues jusqu’à 36 joules en certains points ! Selon l’ASN, la résilience est "un indicateur de la capacité d’un matériau à résister à la propagation de fissures". En l’occurrence, cette propriété est "notamment importante en cas de choc thermique, par exemple à la suite d’une injection d’eau froide dans le circuit primaire du réacteur". [2]

La cause de cette faiblesse ? Une concentration de carbone trop importante, qui a été constatée dans une zone de 1,20 m de diamètre sur deux calottes (un couvercle et un fond) de cuve "témoins" similaires à celles de l’EPR de Flamanville et forgées de la même façon. Cet excès de carbone, qui s’enfonce à plus de la moitié de l’épaisseur des calottes, atteint jusqu’à 50 % par rapport à la norme ; selon l’ASN, c’est "un niveau non attendu, très supérieur à ceux rencontrés précédemment (maximum de 20% à 25%), avec des conséquences sur les propriétés mécaniques" [3] notamment "celles relatives au risque de rupture brutale, mais également toutes les autres […], par exemple, au vieillissement" de l’acier de la cuve. Pour le président de l’ASN, il s’agit d’une anomalie "sérieuse, voire très sérieuse" [4].

Sûreté : la rupture de la cuve doit être "exclue"

Dans un réacteur nucléaire, la cuve est un composant absolument crucial : c’est elle qui contient les assemblages combustible donnant lieu à la réaction de fission nucléaire, et l’eau sous haute pression (155 bar) et à 320°C du circuit primaire, qui évacue la chaleur du cœur vers le générateur de vapeur. Elle constitue, dans le jargon de l’industrie nucléaire, la deuxième "barrière de défense en profondeur" destinée à éviter le relâchement de radioactivité à l’extérieur en cas d’accident. La cuve du réacteur EPR mesure 14 m de haut et 6 m de diamètre, et pèse 550 tonnes. Une fois le réacteur mis en service, et donc la cuve irradiée, celle-ci ne peut plus être remplacée – à l’exception de son couvercle, une opération qui a déjà été réalisée dans d’autres réacteurs.

Rien dans la conception des réacteurs nucléaires – et l’EPR ne fait pas exception - n’est prévu pour pouvoir faire face aux conséquences d’un accident qui provoquerait une rupture de la cuve sous haute pression. Pierre-Franck Chevet, président de l’ASN, rappelait ainsi aux parlementaires de l’OPECST en juillet 2015 que "la cuve et le générateur de vapeur ont une caractéristique très particulière dans la démonstration de sûreté : leur rupture doit être exclue. Nous employons les mots "démonstration" et "exclusion", parce qu’un certain nombre d’accidents qui supposeraient de tels scénarios de rupture ne sont pas pris en compte dans les études d’accidents. Ils doivent donc être exclus." Dominique Delattre, chef de l’Unité des publications en matière de sûreté et de sécurité nucléaires de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), renchérissait : "une défaillance grave, comme la rupture de la cuve du réacteur […] doit être rendue impossible." [5]

Un procédé de fabrication inapproprié

La concentration de carbone dans l’acier constatée dans les calottes de la cuve de l’EPR est un phénomène classique en métallurgie, que l’on appelle une "ségrégation", et rien ne peut justifier qu’il n’ait pas été anticipé correctement par Areva. Le 30 septembre 2015, le groupe permanent d’experts pour les équipements sous pression de l’ASN "note que d’autres procédés de fabrication, notamment celui mis en œuvre pour les calottes de cuve de l’EPR finlandais, auraient permis d’éviter le phénomène de ségrégation majeure positive constaté." Le groupe ajoute que "le risque d’hétérogénéité dû aux ségrégations résiduelles positives, phénomène métallurgique connu, a été mal apprécié et ses conséquences mal quantifiées." [6] Le 14 décembre 2015, Pierre-Franck Chevet enfonce le clou : "vous n’avez pas fait le choix de la meilleure technique disponible pour la réalisation des calottes de la cuve de l’EPR." [7]

Qui plus est, les défauts n’ont été découverts que "sous la pression de l’ASN, et non par l’exploitant". Pierre-Franck Chevet précisait ainsi à Libération : "Les anomalies n’ont été détectées que parce que nous avons demandé des contrôles, mesures et essais supplémentaires. Areva n’était pas convaincu de leur utilité. Ils ont fini par faire les essais en affirmant qu’ils montreraient que ce n’était pas nécessaire. Pas de chance pour eux, il se trouve qu’effectivement, on a vu une anomalie." [8]

Image : Extrait de la plaquette AREVA dédiée à son usine Creusot-Forge

Suite à un audit effectué à la demande de l’ASN pour recenser les équipements des réacteurs en exploitation qui pourraient être affectés par une anomalie similaire à celle de la cuve de l’EPR de Flamanville, l’ASN a révélé, le 23 juin 2016, que les générateurs de vapeur (des éléments cruciaux pour la sûreté) de 18 réacteurs en fonctionnement "pourraient présenter une zone de concentration importante en carbone pouvant conduire à des propriétés mécaniques plus faibles qu’attendues." EDF a bien évidemment estimé que ses réacteurs pouvaient continuer à fonctionner sans risque. Quant à l’ASN, elle considère "que les premiers éléments de justification apportés, sur la base desquels EDF a maintenu les équipements concernés en service, doivent être confortés. Elle a donc demandé à EDF de mener des investigations complémentaires" [9].

La cuve de l’EPR pourrait donc n’être que la pointe d’un iceberg de problèmes en train de se diriger droit sur l’ensemble du parc nucléaire français... Et si Areva pouvait se défendre maladroitement en expliquant que c’est la taille imposante de la cuve de l’EPR qui l’avait poussé à choisir un procédé de fabrication qui s’est avéré désastreux, un tel argument ne tient pas pour les "fonds primaires" (calottes inférieures) des générateurs de vapeur, de dimensions plus modestes.

Areva savait... depuis 2006 !

Pire, Areva avait connaissance de l’existence d’une ségrégation carbone dépassant la norme... dès 2006 ! Cette année-là, l’industriel avait mené "de son propre chef, des analyses chimiques sur des copeaux prélevés sur l’énorme lingot de 160 tonnes d’acier destiné au couvercle [de la cuve] de Flamanville. Les résultats de ces études figurent dans deux notes internes datées des 15 et 26 janvier 2010, qu’Areva a gardé sous le coude jusqu’en 2015" selon le Canard Enchaîné, qui a eu accès à ces documents [10].

Sylvie Cadet-Mercier, directrice des systèmes nouveaux réacteurs et démarches de sûreté à l’IRSN, qui a rédigé la note que le Canard Enchaîné s’est procuré, a déclaré : "Nous n’avons été informés qu’en 2015, par une note d’Areva datant de 2010. Nous ne savions absolument rien avant" [11]. Elle précisait par ailleurs que "Ce qui nous a surpris, c’est que les gens d’Areva n’aient pas réagi devant une valeur anormale aussi élevée. […] S’agit-il d’un manque de compétence ? De vigilance ? De surveillance ?" [12]

Areva avait certes transmis les résultats des tests de 2006 à l’ASN en 2008 "parmi d’autres données" [13], mais ces tests avaient pour seule fonction de vérifier la bonne orientation des disques d’acier, avant qu’ils soient emboutis pour leur donner la forme hémisphérique des calottes de cuve [14].

En clair, s’il se peut qu’il n’y ait pas eu "dissimulation" des résultats à proprement parler, a minima le poisson était savamment noyé... Mais même cette molle défense semble cousue de fil blanc : en effet, dans deux synthèses de qualification technique des calottes de la cuve adressées à l’ASN en février et mars 2008, Areva conclut "en se basant sur des essais réalisés en périphérie, à l’homogénéité de la composition chimique et au très bon niveau de résilience dans l’ensemble de la pièce." [15]

Une "démonstration alternative" de la sûreté de la cuve ?

La cuve étant désormais installée dans le bâtiment réacteur et soudée aux tuyauteries du circuit primaire, la retirer pour remplacer la calotte inférieure représenterait un surcoût de centaines de millions d’euros au bas mot. Il est permis d’imaginer qu’Areva et EDF ne sont pas du tout enthousiastes à l’idée d’étudier "dès à présent l’ensemble des scénarios techniques alternatifs, tels que le remplacement du fond de cuve et la fabrication d’un nouveau couvercle", comme les y a enjoint le président de l’ASN [16]. Quant à renoncer purement et simplement à la mise en service de l’EPR, c’est bien sûr une perspective totalement exclue du champ de la discussion par les industriels et l’État.

Areva et EDF vont donc tenter de prouver par une "démonstration alternative" que, malgré ses défauts, la ténacité de la cuve de l’EPR est suffisante pour garantir la sûreté. Cette démonstration impose un programme d’essais complémentaires, qui vise à évaluer et justifier la ténacité des parties faibles de la cuve. Ce sont des essais dits "destructifs" : les pièces testées seront définitivement inutilisables. Comme l’explique Rémy Catteau, directeur des équipements sous pression à l’ASN, "Sauf à les remplacer, ces essais ne peuvent être conduits sur les calottes de la cuve de Flamanville. Elles le seront donc sur des calottes initialement destinées à d’autres EPR. Une question majeure porte sur la représentativité de ces pièces d’essai par rapport à celles du réacteur de Flamanville." [17]

Malgré les nombreuses incertitudes inhérentes à cette démarche dérogatoire, l’Autorité de Sûreté Nucléaire aura-t-elle la capacité et la latitude de faire preuve d’indépendance jusqu’au bout sur ce dossier, déterminant non seulement pour la sûreté mais aussi pour l’avenir de l’EPR et la crédibilité de l’industrie nucléaire française ? Rien n’est moins sûr : c’est que la cuve de l’EPR est un équipement nucléaire sous haute pression... politique !

Et, comme l’a écrit Delphine Batho après s’être vu retirer son portefeuille de ministre de l’environnement par François Hollande en 2013, "ce n’est pas l’État qui dirige EDF, mais à l’inverse le patron d’EDF qui semble diriger l’État" [18]. Depuis lors, le remplacement d’Henri Proglio par Jean-Bernard Lévy à la tête de l’électricien n’a pas changé grand chose à l’étroite imbrication de l’État et d’EDF, maître d’oeuvre du chantier de l’EPR de Flamanville...

Vidéo - Quand Areva se vantait d’avoir posé la cuve de l’EPR de Flamanville


Vers un EPR exploité à puissance réduite ?

Pour l’ASN, les anomalies de la cuve de l’EPR "affectent le premier niveau de défense en profondeur, qui vise à assurer la garantie d’un haut niveau de qualité de conception et de fabrication" [19] et qui "consiste à concevoir et construire l’installation en faisant appel à des techniques fiables et des matériels robustes et à organiser son exploitation de manière à maintenir l’installation dans son domaine normal de fonctionnement." [20]

L’Autorité ajoute qu’elle "considère que cette démarche seule [de justification alternative de la ténacité de la cuve par des essais complémentaires] ne permettra pas de restaurer la garantie sur la robustesse du premier niveau de défense en profondeur qu’aurait apportée une qualification technique conforme aux standards actuels." En conséquence, l’ASN demande à EDF de "proposer des mesures renforcées de contrôle de mise en service, d’exploitation et de suivi en service adaptées à la situation rencontrée". [21]

À défaut d’avoir réussi à forger correctement la cuve de l’EPR, la stratégie probable d’EDF et Areva semble donc devoir être de justifier la ténacité de la cuve de l’EPR par des mesures relatives aux conditions d’exploitation du réacteur. Il se pourrait bien qu’EDF préfère sacrifier les performances optimales théoriques de l’EPR en termes de production électrique, en abaissant la puissance, le facteur de charge, le taux de combustion (burn-up) du combustible nucléaire, en renonçant à utiliser du MOX, et caetera, de sorte à amoindrir les contraintes physiques auxquelles la cuve sera soumise en exploitation. Pour simplifier, EDF pourrait faire tourner son réacteur au ralenti pour éviter (peut-être) qu’il casse...

Si tel devait être l’aboutissement de cette véritable farce industrielle, alors non seulement le coût de construction de l’EPR aura été multiplié par plus de 3 au final, mais en plus le coût de production du MWh se dégradera d’autant plus qu’EDF reverra à la baisse ses ambitions en termes de maximisation des conditions d’exploitation du réacteur. À l’heure actuelle, le coût du MWh de l’EPR est désormais estimé à environ 100 €/MWh, mais cette estimation n’a sans doute pas fini de monter... Or, fin 2013 l’ADEME estimait déjà que le prix d’achat moyen de l’électricité sur la durée de vie d’une éolienne terrestre était de l’ordre de seulement 70 €/MWh [22], soit 30 % de moins.

Explosion des coûts de construction, explosion du prix de l’électricité... Tel est le bilan économique du réacteur EPR avant même son achèvement. Et si on arrêtait les frais ?


Notes

[1Autorité de Sûreté Nucléaire, Anomalies de fabrication de la cuve de l’EPR de Flamanville, communiqué du 7 avril 2015

[2Coralie Schaub, Jean-Christophe Féraud, Areva s’empêtre dans une histoire de cuve, Libération, 3 mai 2016

[3ASN, Calottes de la cuve de l’EPR de Flamanville 3, Présentation au HCTISN, 18 juin 2015

[4Interview vidéo de Pierre-Franck Chevet pour Les Échos par Pascal Pogam, 23 mars 2016

[5Jean-Yves Le Déaut, Christian Bataille, Bruno Sido, Le contrôle des équipements sous pression nucléaires-Le cas de la cuve du réacteur EPR, Compte rendu de l’audition publique du 25 juin 2015 et de la présentation des conclusions du 8 juillet 2015, OPECST

[10Areva et sa cuve en acier trompé, Le Canard Enchaîné, 8 juillet 2015

[11Jean-Michel Bezat, Pierre Le Hir, Areva connaissait de longue date les anomalies de l’EPR de Flamanville, Le Monde, 7 juillet 2015

[12Areva et sa cuve en acier trompé, Le Canard Enchaîné, 8 juillet 2015

[13Jean-Michel Bezat, Pierre Le Hir, Areva connaissait de longue date les anomalies de l’EPR de Flamanville, Le Monde, 7 juillet 2015

[17Jean-Yves Le Déaut, Christian Bataille, Bruno Sido, Le contrôle des équipements sous pression nucléaires-Le cas de la cuve du réacteur EPR, Compte rendu de l’audition publique du 25 juin 2015 et de la présentation des conclusions du 8 juillet 2015, OPECST

[18Delphine Batho, L’insoumise, Grasset, 2014 ; extrait cité dans Le Point, Delphine Batho, "l’insoumise", tombe de haut, 10 octobre 2014

Une anomalie "très sérieuse" selon le président de l’ASN

Le 7 avril 2015, l’Autorité de Sûreté Nucléaire annonçait la découverte de défauts de fabrication sur la cuve du réacteur EPR de Flamanville [1]. Ce sont le couvercle et le fond de la cuve, forgées dans l’usine Areva/Saint-Marcel du Creusot, qui sont en cause. Les réacteurs EPR de Taishan 1 et 2 seraient également concernés, ayant été forgés avec le même procédé de fabrication, mais pas l’EPR d’Olkiluoto (Finlande), dont les éléments de cuve ont été forgés selon un autre procédé par un autre fournisseur.

La réglementation exige que l’acier de la cuve présente une "résilience" suffisante pour résister sans déchirure à une énergie de 60 joules par cm2. Mais lors des essais exigés par l’ASN et effectués à reculons par Areva, les valeurs mesurées sont descendues jusqu’à 36 joules en certains points ! Selon l’ASN, la résilience est "un indicateur de la capacité d’un matériau à résister à la propagation de fissures". En l’occurrence, cette propriété est "notamment importante en cas de choc thermique, par exemple à la suite d’une injection d’eau froide dans le circuit primaire du réacteur". [2]

La cause de cette faiblesse ? Une concentration de carbone trop importante, qui a été constatée dans une zone de 1,20 m de diamètre sur deux calottes (un couvercle et un fond) de cuve "témoins" similaires à celles de l’EPR de Flamanville et forgées de la même façon. Cet excès de carbone, qui s’enfonce à plus de la moitié de l’épaisseur des calottes, atteint jusqu’à 50 % par rapport à la norme ; selon l’ASN, c’est "un niveau non attendu, très supérieur à ceux rencontrés précédemment (maximum de 20% à 25%), avec des conséquences sur les propriétés mécaniques" [3] notamment "celles relatives au risque de rupture brutale, mais également toutes les autres […], par exemple, au vieillissement" de l’acier de la cuve. Pour le président de l’ASN, il s’agit d’une anomalie "sérieuse, voire très sérieuse" [4].

Sûreté : la rupture de la cuve doit être "exclue"

Dans un réacteur nucléaire, la cuve est un composant absolument crucial : c’est elle qui contient les assemblages combustible donnant lieu à la réaction de fission nucléaire, et l’eau sous haute pression (155 bar) et à 320°C du circuit primaire, qui évacue la chaleur du cœur vers le générateur de vapeur. Elle constitue, dans le jargon de l’industrie nucléaire, la deuxième "barrière de défense en profondeur" destinée à éviter le relâchement de radioactivité à l’extérieur en cas d’accident. La cuve du réacteur EPR mesure 14 m de haut et 6 m de diamètre, et pèse 550 tonnes. Une fois le réacteur mis en service, et donc la cuve irradiée, celle-ci ne peut plus être remplacée – à l’exception de son couvercle, une opération qui a déjà été réalisée dans d’autres réacteurs.

Rien dans la conception des réacteurs nucléaires – et l’EPR ne fait pas exception - n’est prévu pour pouvoir faire face aux conséquences d’un accident qui provoquerait une rupture de la cuve sous haute pression. Pierre-Franck Chevet, président de l’ASN, rappelait ainsi aux parlementaires de l’OPECST en juillet 2015 que "la cuve et le générateur de vapeur ont une caractéristique très particulière dans la démonstration de sûreté : leur rupture doit être exclue. Nous employons les mots "démonstration" et "exclusion", parce qu’un certain nombre d’accidents qui supposeraient de tels scénarios de rupture ne sont pas pris en compte dans les études d’accidents. Ils doivent donc être exclus." Dominique Delattre, chef de l’Unité des publications en matière de sûreté et de sécurité nucléaires de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), renchérissait : "une défaillance grave, comme la rupture de la cuve du réacteur […] doit être rendue impossible." [5]

Un procédé de fabrication inapproprié

La concentration de carbone dans l’acier constatée dans les calottes de la cuve de l’EPR est un phénomène classique en métallurgie, que l’on appelle une "ségrégation", et rien ne peut justifier qu’il n’ait pas été anticipé correctement par Areva. Le 30 septembre 2015, le groupe permanent d’experts pour les équipements sous pression de l’ASN "note que d’autres procédés de fabrication, notamment celui mis en œuvre pour les calottes de cuve de l’EPR finlandais, auraient permis d’éviter le phénomène de ségrégation majeure positive constaté." Le groupe ajoute que "le risque d’hétérogénéité dû aux ségrégations résiduelles positives, phénomène métallurgique connu, a été mal apprécié et ses conséquences mal quantifiées." [6] Le 14 décembre 2015, Pierre-Franck Chevet enfonce le clou : "vous n’avez pas fait le choix de la meilleure technique disponible pour la réalisation des calottes de la cuve de l’EPR." [7]

Qui plus est, les défauts n’ont été découverts que "sous la pression de l’ASN, et non par l’exploitant". Pierre-Franck Chevet précisait ainsi à Libération : "Les anomalies n’ont été détectées que parce que nous avons demandé des contrôles, mesures et essais supplémentaires. Areva n’était pas convaincu de leur utilité. Ils ont fini par faire les essais en affirmant qu’ils montreraient que ce n’était pas nécessaire. Pas de chance pour eux, il se trouve qu’effectivement, on a vu une anomalie." [8]

Image : Extrait de la plaquette AREVA dédiée à son usine Creusot-Forge

Suite à un audit effectué à la demande de l’ASN pour recenser les équipements des réacteurs en exploitation qui pourraient être affectés par une anomalie similaire à celle de la cuve de l’EPR de Flamanville, l’ASN a révélé, le 23 juin 2016, que les générateurs de vapeur (des éléments cruciaux pour la sûreté) de 18 réacteurs en fonctionnement "pourraient présenter une zone de concentration importante en carbone pouvant conduire à des propriétés mécaniques plus faibles qu’attendues." EDF a bien évidemment estimé que ses réacteurs pouvaient continuer à fonctionner sans risque. Quant à l’ASN, elle considère "que les premiers éléments de justification apportés, sur la base desquels EDF a maintenu les équipements concernés en service, doivent être confortés. Elle a donc demandé à EDF de mener des investigations complémentaires" [9].

La cuve de l’EPR pourrait donc n’être que la pointe d’un iceberg de problèmes en train de se diriger droit sur l’ensemble du parc nucléaire français... Et si Areva pouvait se défendre maladroitement en expliquant que c’est la taille imposante de la cuve de l’EPR qui l’avait poussé à choisir un procédé de fabrication qui s’est avéré désastreux, un tel argument ne tient pas pour les "fonds primaires" (calottes inférieures) des générateurs de vapeur, de dimensions plus modestes.

Areva savait... depuis 2006 !

Pire, Areva avait connaissance de l’existence d’une ségrégation carbone dépassant la norme... dès 2006 ! Cette année-là, l’industriel avait mené "de son propre chef, des analyses chimiques sur des copeaux prélevés sur l’énorme lingot de 160 tonnes d’acier destiné au couvercle [de la cuve] de Flamanville. Les résultats de ces études figurent dans deux notes internes datées des 15 et 26 janvier 2010, qu’Areva a gardé sous le coude jusqu’en 2015" selon le Canard Enchaîné, qui a eu accès à ces documents [10].

Sylvie Cadet-Mercier, directrice des systèmes nouveaux réacteurs et démarches de sûreté à l’IRSN, qui a rédigé la note que le Canard Enchaîné s’est procuré, a déclaré : "Nous n’avons été informés qu’en 2015, par une note d’Areva datant de 2010. Nous ne savions absolument rien avant" [11]. Elle précisait par ailleurs que "Ce qui nous a surpris, c’est que les gens d’Areva n’aient pas réagi devant une valeur anormale aussi élevée. […] S’agit-il d’un manque de compétence ? De vigilance ? De surveillance ?" [12]

Areva avait certes transmis les résultats des tests de 2006 à l’ASN en 2008 "parmi d’autres données" [13], mais ces tests avaient pour seule fonction de vérifier la bonne orientation des disques d’acier, avant qu’ils soient emboutis pour leur donner la forme hémisphérique des calottes de cuve [14].

En clair, s’il se peut qu’il n’y ait pas eu "dissimulation" des résultats à proprement parler, a minima le poisson était savamment noyé... Mais même cette molle défense semble cousue de fil blanc : en effet, dans deux synthèses de qualification technique des calottes de la cuve adressées à l’ASN en février et mars 2008, Areva conclut "en se basant sur des essais réalisés en périphérie, à l’homogénéité de la composition chimique et au très bon niveau de résilience dans l’ensemble de la pièce." [15]

Une "démonstration alternative" de la sûreté de la cuve ?

La cuve étant désormais installée dans le bâtiment réacteur et soudée aux tuyauteries du circuit primaire, la retirer pour remplacer la calotte inférieure représenterait un surcoût de centaines de millions d’euros au bas mot. Il est permis d’imaginer qu’Areva et EDF ne sont pas du tout enthousiastes à l’idée d’étudier "dès à présent l’ensemble des scénarios techniques alternatifs, tels que le remplacement du fond de cuve et la fabrication d’un nouveau couvercle", comme les y a enjoint le président de l’ASN [16]. Quant à renoncer purement et simplement à la mise en service de l’EPR, c’est bien sûr une perspective totalement exclue du champ de la discussion par les industriels et l’État.

Areva et EDF vont donc tenter de prouver par une "démonstration alternative" que, malgré ses défauts, la ténacité de la cuve de l’EPR est suffisante pour garantir la sûreté. Cette démonstration impose un programme d’essais complémentaires, qui vise à évaluer et justifier la ténacité des parties faibles de la cuve. Ce sont des essais dits "destructifs" : les pièces testées seront définitivement inutilisables. Comme l’explique Rémy Catteau, directeur des équipements sous pression à l’ASN, "Sauf à les remplacer, ces essais ne peuvent être conduits sur les calottes de la cuve de Flamanville. Elles le seront donc sur des calottes initialement destinées à d’autres EPR. Une question majeure porte sur la représentativité de ces pièces d’essai par rapport à celles du réacteur de Flamanville." [17]

Malgré les nombreuses incertitudes inhérentes à cette démarche dérogatoire, l’Autorité de Sûreté Nucléaire aura-t-elle la capacité et la latitude de faire preuve d’indépendance jusqu’au bout sur ce dossier, déterminant non seulement pour la sûreté mais aussi pour l’avenir de l’EPR et la crédibilité de l’industrie nucléaire française ? Rien n’est moins sûr : c’est que la cuve de l’EPR est un équipement nucléaire sous haute pression... politique !

Et, comme l’a écrit Delphine Batho après s’être vu retirer son portefeuille de ministre de l’environnement par François Hollande en 2013, "ce n’est pas l’État qui dirige EDF, mais à l’inverse le patron d’EDF qui semble diriger l’État" [18]. Depuis lors, le remplacement d’Henri Proglio par Jean-Bernard Lévy à la tête de l’électricien n’a pas changé grand chose à l’étroite imbrication de l’État et d’EDF, maître d’oeuvre du chantier de l’EPR de Flamanville...

Vidéo - Quand Areva se vantait d’avoir posé la cuve de l’EPR de Flamanville


Vers un EPR exploité à puissance réduite ?

Pour l’ASN, les anomalies de la cuve de l’EPR "affectent le premier niveau de défense en profondeur, qui vise à assurer la garantie d’un haut niveau de qualité de conception et de fabrication" [19] et qui "consiste à concevoir et construire l’installation en faisant appel à des techniques fiables et des matériels robustes et à organiser son exploitation de manière à maintenir l’installation dans son domaine normal de fonctionnement." [20]

L’Autorité ajoute qu’elle "considère que cette démarche seule [de justification alternative de la ténacité de la cuve par des essais complémentaires] ne permettra pas de restaurer la garantie sur la robustesse du premier niveau de défense en profondeur qu’aurait apportée une qualification technique conforme aux standards actuels." En conséquence, l’ASN demande à EDF de "proposer des mesures renforcées de contrôle de mise en service, d’exploitation et de suivi en service adaptées à la situation rencontrée". [21]

À défaut d’avoir réussi à forger correctement la cuve de l’EPR, la stratégie probable d’EDF et Areva semble donc devoir être de justifier la ténacité de la cuve de l’EPR par des mesures relatives aux conditions d’exploitation du réacteur. Il se pourrait bien qu’EDF préfère sacrifier les performances optimales théoriques de l’EPR en termes de production électrique, en abaissant la puissance, le facteur de charge, le taux de combustion (burn-up) du combustible nucléaire, en renonçant à utiliser du MOX, et caetera, de sorte à amoindrir les contraintes physiques auxquelles la cuve sera soumise en exploitation. Pour simplifier, EDF pourrait faire tourner son réacteur au ralenti pour éviter (peut-être) qu’il casse...

Si tel devait être l’aboutissement de cette véritable farce industrielle, alors non seulement le coût de construction de l’EPR aura été multiplié par plus de 3 au final, mais en plus le coût de production du MWh se dégradera d’autant plus qu’EDF reverra à la baisse ses ambitions en termes de maximisation des conditions d’exploitation du réacteur. À l’heure actuelle, le coût du MWh de l’EPR est désormais estimé à environ 100 €/MWh, mais cette estimation n’a sans doute pas fini de monter... Or, fin 2013 l’ADEME estimait déjà que le prix d’achat moyen de l’électricité sur la durée de vie d’une éolienne terrestre était de l’ordre de seulement 70 €/MWh [22], soit 30 % de moins.

Explosion des coûts de construction, explosion du prix de l’électricité... Tel est le bilan économique du réacteur EPR avant même son achèvement. Et si on arrêtait les frais ?



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