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Sortir du nucléaire n°56



Hiver 2012-2013

International

L’émergence d’une opinion antinucléaire en Chine

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°56 - Hiver 2012-2013



La Chine n’est pas le régime politique sous lequel on s’attend à voir fleurir un mouvement antinucléaire de grande ampleur. Et pourtant, depuis Fukushima, des voix discordantes se font entendre au sein de la population chinoise, et une opposition active s’esquisse.



Un chantier totalement arrêté, une population dessillée par la catastrophe de Fukushima et plus loquace grâce aux réseaux sociaux : en Chine, l’heure n’est plus à la surenchère en matière nucléaire.

Étrange quiétude. En longeant le site de la future centrale nucléaire de Pengze, dans le centre de la Chine, on est frappé par le silence environnant. Pas le moindre véhicule franchissant les grilles d’entrée. Pourtant, des bâtiments en préfabriqué, capables d’accueillir des armées d’ouvriers, sont bien là. On perçoit même, depuis la route située en contrebas, des bétonnières géantes. Tout est prêt. Mais rien ne bouge.

Pour y voir clair, il faut prendre de la hauteur sur l’une des collines situées non loin de là. S’attaquer au dédale de marches qui mènent à des mausolées idéalement situés, avec vue sur les champs de colza en fleur. De là, l’évidence s’impose : tout est parfaitement immobile. Les deux grues sont figées. Pas âme qui vive. Au moment où l’action pouvait commencer à Pengze, quelqu’un a décidé de l’interrompre.

Un recours administratif arrête le chantier

Les responsables de ce coup de théâtre ne sont pas situés dans la bourgade toute proche, mais de l’autre côté du fleuve Yangze, à Wangjiang. Autrement dit, dans une autre province, qui n’a pas été consultée lors de la décision de construire la centrale. Une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau séparent ces quatre retraités du site choisi pour accueillir le nouveau réacteur. Lorsque les télévisions chinoises ont diffusé en boucle les images de la catastrophe de Fukushima, ils ont décidé de déposer un recours administratif. Les autorités de leur district ne se sont pas fait prier pour relayer cette procédure en haut lieu. Et, miracle : sans que cela soit crié haut et fort, les travaux ont effectivement été interrompus, dans l’attente d’une décision du gouvernement central.

Pour ces quatre "insurgés", le site de Pengze est situé dans une zone beaucoup trop densément peuplée par rapport aux normes théoriques chinoises. Son système de refroidissement dépend d’un fleuve sujet à des sécheresses parfois violentes. Et, contrairement à ce qui a été affirmé dans les documents administratifs autorisant le début des travaux, la zone n’est pas exempte de risques sismiques, comme en témoigne la secousse de 5,7 sur l’échelle de Richter constatée en 2005.

La difficile expression d’une opposition

Mais, contexte politique oblige, leur démarche se doit de rester feutrée. En Chine, on ne pétitionne pas haut et fort. Avec une extrême politesse mêlée de gêne, ils refusent donc toute interview à la presse étrangère. Car si ce combat venait à être assimilé à une offensive de "forces étrangères hostiles", selon une formule célèbre du président Hu Jintao, il serait perdu d’avance...

Heureusement, il y a Wang Zhihong. Ce membre d’une association pour la vulgarisation scientifique accepte de jouer les porte-parole. Lui explique comment l’affaire a pris de l’ampleur. Dans la Chine de 2012, les réseaux sociaux accélèrent la propagation des colères. "Le circuit des recours administratifs ne crée aucun buzz. Mais dès que j’ai posté l’annonce de cette procédure sur mon compte Weibo [sorte de Twitter chinois, NDLR], des médias chinois s’en sont emparés", se réjouit le militant. Mauvais signe pour les lobbyistes du programme nucléaire chinois ? Jusqu’à Fukushima, celui-ci était mené à marche forcée, et bien sûr sans consultation populaire. Avant mars 2011, l’heure était à la surenchère dans les prévisions. L’objectif de 40 gigawatts installés à l’horizon de 2020 [NDSDN : l’objectif était en fait de 50 GW] allait à l’évidence être pulvérisé, certains allant jusqu’à évoquer la barre des 100 gigawatts - contre une puissance installée de 63 gigawatts en France. Depuis la destruction de la centrale de Fukushima, on ne les entend plus. Sachant que près de 40 % des chantiers de centrale dans le monde sont situés en Chine, c’est évidemment une évolution suivie de très près par tous les industriels du secteur...

Le retour sur terre est bien lié à l’apparition d’une opinion publique. Dont la virulence dépend manifestement de deux paramètres : le degré d’études... et les indemnisations financières. A Pengze, par exemple, difficile de trouver des paysans en colère. Lorsqu’on les interroge sur la centrale, ce couple de soixantenaires en train de semer du coton dans les champs qui environnent le site de la centrale regrettent simplement qu’une partie des fonds destinés à l’indemnisation des terres se soit volatilisée. Mais pour ce qui est de la centrale elle-même, ils jugent qu’il n’y a "pas le choix". Et, tout simplement, qu’il ne faut "pas se plaindre car Pengze correspond au projet de l’Etat".

Indifférence ou fatalisme

Dans la bourgade de Pengze même, ce discours conciliant est repris en boucle par l’épicier, le quidam sur le trottoir ou ce jeune avec survêtement et casquette. Ce dernier juge que, "dans toute action, il y a des risques". "J’ai entendu dire que c’était une bonne chose pour l’économie", avance-t-il benoîtement. Manifestement irrité par tant de docilité, un homme fait irruption dans la conversation. Lui a quitté Pengze depuis longtemps, a fait sa vie dans la grande ville de Shenzhen et ne revient là que pour les vacances. Il a pris l’habitude de penser par lui-même. "Construire une centrale n’aura pas le moindre intérêt au plan économique", fulmine-t-il, avant de juger que, "comme toujours, le petit peuple se fait avoir". Et que ceux qui osent protester "peuvent être arrêtés à la sortie du village".

Une sorte d’avant-goût de l’état d’esprit qui règne à Wangjiang, de l’autre côté du fleuve. Ici, découpage administratif oblige, pas la moindre indemnisation financière pour amadouer les esprits rebelles. Dans ce cybercafé, on croise plusieurs trentenaires unanimes : la centrale, ils sont contre. "J’y ai toujours été opposé, mais, depuis un an, on en parle beaucoup plus avec les collègues", note ce professeur de collège. Qui s’empresse pourtant d’ajouter qu’il ne "remuera pas ciel et terre pour ce combat".

Lâcheté ? Non, fatalisme. Ici, "tout le monde est à peu près convaincu que sa voix ne compte pas", résume le même professeur. Et, effectivement, on constate cette absence de combativité un peu partout. Même les paysans de cette rive du fleuve, pourtant nettement plus critiques que leurs homologues de Pengze puisqu’ils n’ont pas touché un centime, baissent les bras. "Il y a longtemps, on croyait que c’était bon pour l’économie. Mais Fukushima nous a ouvert les yeux", résume celui-ci. Avant de conclure : "De toute façon, qu’on soit pour ou contre ne changera rien."

L’émergence d’une opinion publique

Il n’empêche : en Chine, il y a bien "un avant et un après-Fukushima", analyse Fang Xiang, docteur à l’institut de sociologie de l’université Sun Yat-sen. Cette universitaire a vu le changement de ses propres yeux. "Au cours des 60 entretiens que j’ai menés dans le Sud en 2007, j’avais constaté l’ignorance des gens sur le sujet. En août dernier, au même endroit, l’attitude avait changé, et chacun s’inquiétait des risques d’explosion et de radiation", explique-t-elle. Même les autorités locales changent : elles qui ne juraient que par la dynamisation de l’économie locale "trouvent aujourd’hui qu’une centrale nucléaire entre en contradiction avec leur projet de créer une ville agréable à vivre"...

"Pour l’instant, l’opposition du public ne peut jouer qu’un rôle très marginal", tempère Guo Qiuju, une professeure en physique nucléaire de l’université de Pékin. Mais elle note qu’un début de société civile est en train de naître, que "des voix divergentes commencent à apparaître". Fang Xiang acquiesce : "Nous en sommes à la phase primaire de la construction d’une société de citoyens en Chine. Les gens qui se mobilisent sont ceux qui font partie de la classe moyenne, qui sont éduqués ou propriétaires, et qui voient leurs propres intérêts pénalisés." Pour le programme nucléaire chinois, tranche Guo Qiuju, "l’accident de Fukushima est en tout cas arrivé au bon moment et a permis de mettre un terme à la surenchère. Désormais les décideurs réfléchiront à deux fois avant de lancer de nouveaux projets".

De façon symptomatique, le gouvernement a d’ailleurs eu recours à une formule inhabituelle lors de l’annonce de la fin de l’audit de sûreté des centrales chinoises décidé après Fukushima. Début juin, le gouvernement a communiqué les grandes lignes de cette enquête. Tout en validant l’essentiel des installations, elle pointe clairement certaines faiblesses. Et surtout, chose rare, il est désormais prévu de rendre publics les différents rapports sur ce sujet, afin de "solliciter l’opinion publique". Formule floue, certes, mais encore impensable récemment.

Un développement nucléaire ralenti mais persistant

Concrètement, pas de doute : "2013 et 2014 vont être des années de basses eaux pour la filière nucléaire", résume un industriel du secteur en Chine. A plus long terme pourtant, personne ne croit à un changement de trajectoire significatif de la part de Pékin, tant les besoins énergétiques du pays sont immenses. Mais, pour un expert du secteur, "il est certain que l’accent va être mis sur la sûreté". Ce qui pourrait être fatal à certains projets situés sur les fleuves, comme celui de Pengze, plus risqués en cas de rupture de barrage en amont, et plus dangereux que ceux situés sur la mer en cas d’accident, compte tenu de la concentration de radioactivité dégagée dans un fleuve.

Enfin, cela devrait accélérer le développement des projets dits de "troisième génération" - bien que la pertinence de ce terme soit contestée par tous les spécialistes. Et, sur ce plan, la filière française ferait bien d’être vigilante. L’idée de construire ensemble, avec l’électricien chinois CGNPC, un réacteur commun baptisé ACE 1000, peine à avancer, faute de consensus entre EDF et Areva. Le premier souhaite procéder à une évolution de son réacteur historique, le CPR 1000, quand le second souhaite s’inspirer de son EPR et de l’Atmea, développé avec Mitsubishi. "Le patron de CGNPC m’a clairement dit que, à défaut d’accord de la partie française, sa société avancerait seule sur ce projet", avoue l’industriel déjà cité. De fait, les projets au design 100% chinois fleurissent. Même si la locomotive chinoise ralentit, les électriciens du pays, eux, gardent le rythme. Si l’équipe de France du nucléaire tergiverse, ils ne l’attendront pas.

Gabriel Grésillon

Source : article initialement publié sous le titre "Nucléaire, quand le peuple de Chine se rebiffe", Les Échos, 26 juin 2012, https://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/enquete/0202137202634-nucleaire-quand-le-peuple-de-chine-se-rebiffe-337600.php

Le nucléaire en Chine : états des lieux à l’automne 2012 :

Selon l’édition 2012 de l’indispensable "World Nuclear Industry Status Report" (Rapport sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde), la Chine dispose de 16 réacteurs électronucléaires en activité qui ont fourni en 2011 une production record de 82,6 TWh, celle-ci ne représentant toutefois qu’à peine 1,8 % de la production électrique chinoise, soit la plus faible proportion du nucléaire dans le "mix" électrique d’un pays nucléarisé. Cette proportion est en baisse par rapport à son maximum historique qui a plafonné à 2,2 %, ce qui s’explique par la croissance plus rapide de la production d’énergie par d’autres sources.

En juillet 2012, 26 réacteurs étaient en construction. Trois chantiers ont été achevés en 2011, mais aucun nouveau réacteur n’a été mis en chantier durant cette même année. Depuis un an, aucun nouveau réacteur n’a été connecté au réseau électrique.

Depuis le début de la catastrophe de Fukushima, la Chine appliquait un moratoire sur toute autorisation de nouveau réacteur. Sans surprise, celui-ci a fini par être levé fin octobre 2012. Il était bien évident que ce moratoire n’aurait qu’un temps...

Ce qui est plus notable, c’est que les autorités de Pékin ont dans le même mouvement revu à la baisse l’objectif que vise le pays en matière de capacité nucléaire. En effet, un "livre blanc" publié fin octobre assigne un objectif de 40 GW de capacité totale installée à l’horizon 2015 (contre 10 GW installés en 2010), alors que l’objectif fixé par le plan quinquennal publié début 2012 était de 50 GW (avec en vue 80 GW installés en 2020). En moins d’un an, la Chine a donc révisé sérieusement à la baisse son objectif pour 2015.

Un chantier totalement arrêté, une population dessillée par la catastrophe de Fukushima et plus loquace grâce aux réseaux sociaux : en Chine, l’heure n’est plus à la surenchère en matière nucléaire.

Étrange quiétude. En longeant le site de la future centrale nucléaire de Pengze, dans le centre de la Chine, on est frappé par le silence environnant. Pas le moindre véhicule franchissant les grilles d’entrée. Pourtant, des bâtiments en préfabriqué, capables d’accueillir des armées d’ouvriers, sont bien là. On perçoit même, depuis la route située en contrebas, des bétonnières géantes. Tout est prêt. Mais rien ne bouge.

Pour y voir clair, il faut prendre de la hauteur sur l’une des collines situées non loin de là. S’attaquer au dédale de marches qui mènent à des mausolées idéalement situés, avec vue sur les champs de colza en fleur. De là, l’évidence s’impose : tout est parfaitement immobile. Les deux grues sont figées. Pas âme qui vive. Au moment où l’action pouvait commencer à Pengze, quelqu’un a décidé de l’interrompre.

Un recours administratif arrête le chantier

Les responsables de ce coup de théâtre ne sont pas situés dans la bourgade toute proche, mais de l’autre côté du fleuve Yangze, à Wangjiang. Autrement dit, dans une autre province, qui n’a pas été consultée lors de la décision de construire la centrale. Une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau séparent ces quatre retraités du site choisi pour accueillir le nouveau réacteur. Lorsque les télévisions chinoises ont diffusé en boucle les images de la catastrophe de Fukushima, ils ont décidé de déposer un recours administratif. Les autorités de leur district ne se sont pas fait prier pour relayer cette procédure en haut lieu. Et, miracle : sans que cela soit crié haut et fort, les travaux ont effectivement été interrompus, dans l’attente d’une décision du gouvernement central.

Pour ces quatre "insurgés", le site de Pengze est situé dans une zone beaucoup trop densément peuplée par rapport aux normes théoriques chinoises. Son système de refroidissement dépend d’un fleuve sujet à des sécheresses parfois violentes. Et, contrairement à ce qui a été affirmé dans les documents administratifs autorisant le début des travaux, la zone n’est pas exempte de risques sismiques, comme en témoigne la secousse de 5,7 sur l’échelle de Richter constatée en 2005.

La difficile expression d’une opposition

Mais, contexte politique oblige, leur démarche se doit de rester feutrée. En Chine, on ne pétitionne pas haut et fort. Avec une extrême politesse mêlée de gêne, ils refusent donc toute interview à la presse étrangère. Car si ce combat venait à être assimilé à une offensive de "forces étrangères hostiles", selon une formule célèbre du président Hu Jintao, il serait perdu d’avance...

Heureusement, il y a Wang Zhihong. Ce membre d’une association pour la vulgarisation scientifique accepte de jouer les porte-parole. Lui explique comment l’affaire a pris de l’ampleur. Dans la Chine de 2012, les réseaux sociaux accélèrent la propagation des colères. "Le circuit des recours administratifs ne crée aucun buzz. Mais dès que j’ai posté l’annonce de cette procédure sur mon compte Weibo [sorte de Twitter chinois, NDLR], des médias chinois s’en sont emparés", se réjouit le militant. Mauvais signe pour les lobbyistes du programme nucléaire chinois ? Jusqu’à Fukushima, celui-ci était mené à marche forcée, et bien sûr sans consultation populaire. Avant mars 2011, l’heure était à la surenchère dans les prévisions. L’objectif de 40 gigawatts installés à l’horizon de 2020 [NDSDN : l’objectif était en fait de 50 GW] allait à l’évidence être pulvérisé, certains allant jusqu’à évoquer la barre des 100 gigawatts - contre une puissance installée de 63 gigawatts en France. Depuis la destruction de la centrale de Fukushima, on ne les entend plus. Sachant que près de 40 % des chantiers de centrale dans le monde sont situés en Chine, c’est évidemment une évolution suivie de très près par tous les industriels du secteur...

Le retour sur terre est bien lié à l’apparition d’une opinion publique. Dont la virulence dépend manifestement de deux paramètres : le degré d’études... et les indemnisations financières. A Pengze, par exemple, difficile de trouver des paysans en colère. Lorsqu’on les interroge sur la centrale, ce couple de soixantenaires en train de semer du coton dans les champs qui environnent le site de la centrale regrettent simplement qu’une partie des fonds destinés à l’indemnisation des terres se soit volatilisée. Mais pour ce qui est de la centrale elle-même, ils jugent qu’il n’y a "pas le choix". Et, tout simplement, qu’il ne faut "pas se plaindre car Pengze correspond au projet de l’Etat".

Indifférence ou fatalisme

Dans la bourgade de Pengze même, ce discours conciliant est repris en boucle par l’épicier, le quidam sur le trottoir ou ce jeune avec survêtement et casquette. Ce dernier juge que, "dans toute action, il y a des risques". "J’ai entendu dire que c’était une bonne chose pour l’économie", avance-t-il benoîtement. Manifestement irrité par tant de docilité, un homme fait irruption dans la conversation. Lui a quitté Pengze depuis longtemps, a fait sa vie dans la grande ville de Shenzhen et ne revient là que pour les vacances. Il a pris l’habitude de penser par lui-même. "Construire une centrale n’aura pas le moindre intérêt au plan économique", fulmine-t-il, avant de juger que, "comme toujours, le petit peuple se fait avoir". Et que ceux qui osent protester "peuvent être arrêtés à la sortie du village".

Une sorte d’avant-goût de l’état d’esprit qui règne à Wangjiang, de l’autre côté du fleuve. Ici, découpage administratif oblige, pas la moindre indemnisation financière pour amadouer les esprits rebelles. Dans ce cybercafé, on croise plusieurs trentenaires unanimes : la centrale, ils sont contre. "J’y ai toujours été opposé, mais, depuis un an, on en parle beaucoup plus avec les collègues", note ce professeur de collège. Qui s’empresse pourtant d’ajouter qu’il ne "remuera pas ciel et terre pour ce combat".

Lâcheté ? Non, fatalisme. Ici, "tout le monde est à peu près convaincu que sa voix ne compte pas", résume le même professeur. Et, effectivement, on constate cette absence de combativité un peu partout. Même les paysans de cette rive du fleuve, pourtant nettement plus critiques que leurs homologues de Pengze puisqu’ils n’ont pas touché un centime, baissent les bras. "Il y a longtemps, on croyait que c’était bon pour l’économie. Mais Fukushima nous a ouvert les yeux", résume celui-ci. Avant de conclure : "De toute façon, qu’on soit pour ou contre ne changera rien."

L’émergence d’une opinion publique

Il n’empêche : en Chine, il y a bien "un avant et un après-Fukushima", analyse Fang Xiang, docteur à l’institut de sociologie de l’université Sun Yat-sen. Cette universitaire a vu le changement de ses propres yeux. "Au cours des 60 entretiens que j’ai menés dans le Sud en 2007, j’avais constaté l’ignorance des gens sur le sujet. En août dernier, au même endroit, l’attitude avait changé, et chacun s’inquiétait des risques d’explosion et de radiation", explique-t-elle. Même les autorités locales changent : elles qui ne juraient que par la dynamisation de l’économie locale "trouvent aujourd’hui qu’une centrale nucléaire entre en contradiction avec leur projet de créer une ville agréable à vivre"...

"Pour l’instant, l’opposition du public ne peut jouer qu’un rôle très marginal", tempère Guo Qiuju, une professeure en physique nucléaire de l’université de Pékin. Mais elle note qu’un début de société civile est en train de naître, que "des voix divergentes commencent à apparaître". Fang Xiang acquiesce : "Nous en sommes à la phase primaire de la construction d’une société de citoyens en Chine. Les gens qui se mobilisent sont ceux qui font partie de la classe moyenne, qui sont éduqués ou propriétaires, et qui voient leurs propres intérêts pénalisés." Pour le programme nucléaire chinois, tranche Guo Qiuju, "l’accident de Fukushima est en tout cas arrivé au bon moment et a permis de mettre un terme à la surenchère. Désormais les décideurs réfléchiront à deux fois avant de lancer de nouveaux projets".

De façon symptomatique, le gouvernement a d’ailleurs eu recours à une formule inhabituelle lors de l’annonce de la fin de l’audit de sûreté des centrales chinoises décidé après Fukushima. Début juin, le gouvernement a communiqué les grandes lignes de cette enquête. Tout en validant l’essentiel des installations, elle pointe clairement certaines faiblesses. Et surtout, chose rare, il est désormais prévu de rendre publics les différents rapports sur ce sujet, afin de "solliciter l’opinion publique". Formule floue, certes, mais encore impensable récemment.

Un développement nucléaire ralenti mais persistant

Concrètement, pas de doute : "2013 et 2014 vont être des années de basses eaux pour la filière nucléaire", résume un industriel du secteur en Chine. A plus long terme pourtant, personne ne croit à un changement de trajectoire significatif de la part de Pékin, tant les besoins énergétiques du pays sont immenses. Mais, pour un expert du secteur, "il est certain que l’accent va être mis sur la sûreté". Ce qui pourrait être fatal à certains projets situés sur les fleuves, comme celui de Pengze, plus risqués en cas de rupture de barrage en amont, et plus dangereux que ceux situés sur la mer en cas d’accident, compte tenu de la concentration de radioactivité dégagée dans un fleuve.

Enfin, cela devrait accélérer le développement des projets dits de "troisième génération" - bien que la pertinence de ce terme soit contestée par tous les spécialistes. Et, sur ce plan, la filière française ferait bien d’être vigilante. L’idée de construire ensemble, avec l’électricien chinois CGNPC, un réacteur commun baptisé ACE 1000, peine à avancer, faute de consensus entre EDF et Areva. Le premier souhaite procéder à une évolution de son réacteur historique, le CPR 1000, quand le second souhaite s’inspirer de son EPR et de l’Atmea, développé avec Mitsubishi. "Le patron de CGNPC m’a clairement dit que, à défaut d’accord de la partie française, sa société avancerait seule sur ce projet", avoue l’industriel déjà cité. De fait, les projets au design 100% chinois fleurissent. Même si la locomotive chinoise ralentit, les électriciens du pays, eux, gardent le rythme. Si l’équipe de France du nucléaire tergiverse, ils ne l’attendront pas.

Gabriel Grésillon

Source : article initialement publié sous le titre "Nucléaire, quand le peuple de Chine se rebiffe", Les Échos, 26 juin 2012, https://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/enquete/0202137202634-nucleaire-quand-le-peuple-de-chine-se-rebiffe-337600.php

Le nucléaire en Chine : états des lieux à l’automne 2012 :

Selon l’édition 2012 de l’indispensable "World Nuclear Industry Status Report" (Rapport sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde), la Chine dispose de 16 réacteurs électronucléaires en activité qui ont fourni en 2011 une production record de 82,6 TWh, celle-ci ne représentant toutefois qu’à peine 1,8 % de la production électrique chinoise, soit la plus faible proportion du nucléaire dans le "mix" électrique d’un pays nucléarisé. Cette proportion est en baisse par rapport à son maximum historique qui a plafonné à 2,2 %, ce qui s’explique par la croissance plus rapide de la production d’énergie par d’autres sources.

En juillet 2012, 26 réacteurs étaient en construction. Trois chantiers ont été achevés en 2011, mais aucun nouveau réacteur n’a été mis en chantier durant cette même année. Depuis un an, aucun nouveau réacteur n’a été connecté au réseau électrique.

Depuis le début de la catastrophe de Fukushima, la Chine appliquait un moratoire sur toute autorisation de nouveau réacteur. Sans surprise, celui-ci a fini par être levé fin octobre 2012. Il était bien évident que ce moratoire n’aurait qu’un temps...

Ce qui est plus notable, c’est que les autorités de Pékin ont dans le même mouvement revu à la baisse l’objectif que vise le pays en matière de capacité nucléaire. En effet, un "livre blanc" publié fin octobre assigne un objectif de 40 GW de capacité totale installée à l’horizon 2015 (contre 10 GW installés en 2010), alors que l’objectif fixé par le plan quinquennal publié début 2012 était de 50 GW (avec en vue 80 GW installés en 2020). En moins d’un an, la Chine a donc révisé sérieusement à la baisse son objectif pour 2015.



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