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Sortir du nucléaire n°21



Avril 2003

Aberration

L’aberration économique du nucléaire prise dans la tourmente d’une libéralisation du marché de l’électricité

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°21 - Avril 2003

 Nucléaire et démocratie  Nucléaire et économie
Article publié le : 1er avril 2003


Vous avez enfin dit “débat” ?

Nicole Fontaine, ministre française de l’industrie, vient de donner l’accord de la France au principe d’une libéralisation totale des marchés de l’électricité et du gaz, sous certaines conditions, avant 2007. La négociation serait conclue fin novembre.

Quelles alternatives nous restera-t-il pour le débat annoncé début 2003, si le dossier est déjà verrouillé en 2002 ?

Les aides de l’Etat permirent la mise en place du nucléaire et assurent aujourd’hui son maintien. Dans une gestion libérale, le critère économique est déterminant : se pose alors la question des conséquences sur la sûreté des installations d’une telle gestion ainsi que du blocage entraîné par cette gestion pour la création d’un outil industriel de production d’énergies alternatives et renouvelables.

Le débat tant attendu aurait enfin dû apporter des réponses pertinentes à la mise en place de nouveaux moyens de production énergétique : celui-ci ne se serait pas limité aux seules données techniques et industrielles mais aurait inclus une réflexion sur les interactions économiques, environnementales et géopolitiques.

Le programme de production d’électricité atomique en 1968 fût décidé et imposé aux français par les responsables politiques sans débat démocratique. L’objectif réel restait de développer le nucléaire civil tout en répondant à la demande du nucléaire militaire.

Nucléaire : Un bilan financier impossible !

Un bilan concernant la filière de production d’électricité d’origine nucléaire est impossible à établir suite au secret qui a toujours entouré ce domaine.

Le principe de production de plutonium à des fins militaires fût décidé en 1945 par le Général De Gaule à travers la création du CEA. A partir de 1956, trois unités de Marcoule fournirent du plutonium pour la première bombe atomique française qui explosa en 1960. Parallèlement, EDF décida en 1955 d’engager la construction de réacteurs du même type pour une production d’électricité atomique. Elle rajouta en une décennie 6 réacteurs graphite gaz, toujours producteurs de plutonium, aux trois de Marcoule (1).

Dans les années 60, la commission consultative Production d’Electricité d’Origine Nucléaire (PEON) maintenait la pression pour que soit lancé un programme nucléaire « le moment venu ». Ce fut chose faite avec le premier choc pétrolier. On rajoutait au concept de puissance militaire celui d’indépendance énergétique et on pouvait ainsi jouer dans la même cour que les Etats Unis ou l’Union Soviétique.

Le montant des investissements depuis 1968 qui conduisit à la construction de 58 réacteurs d’une nouvelle filière est estimé à 153 milliards d’euros. Pour la période de 1945 à 1968 aucun chiffrage n’est disponible mais on peut l’estimer à une somme équivalente. Pour ce qui concerne la surgénération, le seul réacteur Superphénix pour sa construction et son fonctionnement de 1986 à 1996 a coûté, selon une évaluation de la cour des comptes, 7,7 milliards d’euros (hors démantèlement).

La première manipulation sur le prix du kilowattheure nucléaire consiste à ne pas intégrer les investissements énormes de la mise en place de la filière. La seconde est de nous convaincre que les 15 % retenus sur ce même kW vont nous permettre d’assurer le financement du démantèlement sécurisé de centaines de sites nucléaires, de mines d’uranium, d’usines de fabrication du combustible, des 70 réacteurs nucléaires, de Superphenix…

Ce sont pourtant des millions de tonnes de déchets issus de ce démantèlement rajoutés aux milliers de tonnes de combustibles usés qui devront être gérés pour des milliers d’années : la provision est dérisoire.

Retraitement : la cerise sur le gâteau nucléaire !

Prétextant le “recyclage” du combustible, l’usine Cogema de La Hague, est mise en service en 1967. L’ancien ministre de l’époque, M. Robert Galley reconnaîtra que cette unité devait permettre de garantir la production de plutonium militaire au cas où un accident surviendrait à Marcoule (2).

Pour ce qui concerne le mensonge chronique de la rentabilité du « retraitement », dès 1986, on pouvait lire « mais hélas les matériaux récupérés (ndr à La Hague) n’ont pas une valeur suffisante pour rendre le retraitement rentable en lui-même comme on le croyait » (1). En juillet 2000, Messieurs Charpin – Pellat – Dessus - montraient dans leur rapport (3) comment le plutonium évité grâce à l’usine de La Hague coûtait à la collectivité, suivant divers scénarios futurs, entre 170 et 290 millions d’euros la Tonne ! M. STOFFAËS (4) déclarait en 2002 : “Il faut couper définitivement et de manière convaincante le lien originel entre la production d’électricité d’origine nucléaire et les matières nucléaires susceptibles d’utilisation militaire, en interrompant la production de plutonium à partir des déchets nucléaires et en recherchant des solutions acceptées pour le devenir des combustibles irradiés” (5). Qui pourrait donc fournir une explication rationnelle à la poursuite du retraitement en France ?

Quid d’un défaut générique grave ou de l’accident majeur ?

Le discours officiel ne change pas. Des déclarations récurrentes tendent toujours à nous faire croire qu’il est toujours possible de résoudre les problèmes existants. Nous remarquons néanmoins une tendance régulière de tous les acteurs du nucléaire à se couvrir à travers des écrits internes, vis-à-vis de défauts graves qu’ils relèvent : ils ne portent bien sûr pas ce discours vers le grand public. Tout se passe comme s’ils se protégeaient d’un procès post-accidentel. Le vieillissement du parc révèle en continu de nouvelles anomalies et des problèmes génériques graves. Rien que pour des défauts de génie civil, une vingtaine de réacteurs où les enceintes de confinement sont menacées de destruction par leurs propres alternateurs mal positionnés. Il faut aussi remarquer que les niveaux de plate-forme de la majorité des réacteurs français sont trop bas alors que le dérèglement climatique menace ces réacteurs d’inondation. Pour ces types de défauts la seule solution est bien sûr d’arrêter définitivement les réacteurs. Les attentats du 11 septembre ont révélé un énorme défaut de conception ; nos 58 réacteurs, initialement prévus pour tenter de résister à une destruction interne par le cœur se retrouvent comme des tortues sans carapace : tous leurs systèmes de fonctionnement de sauvegarde et de sécurité sont à l’extérieur, sans protection contre les agressions externes !

Pour ce qui est du vieillissement du parc, EDF sollicite régulièrement des délais à l’Autorité pour le remplacement de pièces essentielles nécessaires au fonctionnent de ses réacteurs victimes principalement de corrosion (Couvercles de cuves, générateurs de vapeur, gaines de combustible, barres de contrôles etc.).

L’accident de Three Mile Island en 1979, bien que limité en impact externe, a coûté aux Etats Unis le prix de mise en place de leur parc (essentiellement à travers le coût de modifications techniques). Suite à cet accident, les Etats Unis n’ont plus passé de commande pour de nouveaux réacteurs. L’accident de Tchernobyl a pour sa part coûté à l’ex-Union Soviétique 3 fois la totalité des bénéfices commerciaux enregistrés par l’exploitation de toutes les centrales nucléaires soviétiques entre 1954 et 1990, soit 36 ans ! (6)

Si la France a arrêté le nuage de Tchernobyl à sa frontière, c’est tout simplement qu’il lui restait, en 1986, 20 réacteurs nucléaires à mettre en service dans l’hexagone.

Et la libéralisation ?

Aujourd’hui avec l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence, un véritable séisme secoue EDF. Des études concernant le prix réel du kilowatt commencent à intégrer des coûts externes, hors bilan, dont l’état garantissait la gestion. En 2000, la direction d’EDF demandait de réduire les coûts de production d’électricité de 30% : ceci a contribué à dégrader de façon importante les conditions de travail déjà largement tournés vers la sous-traitance. Ce management déstabilise un monde syndical déjà bien éprouvé par le changement de statut. La CGT des Mines Energie reconnaît dans un tract appelant à manifester le 3 octobre 2002 que « l’éclatement du salariat intervenant dans les installations, les pressions incessantes sur le prétendu coût du travail ainsi que la sous-traitance en cascade engendrent des doutes sur la sûreté et la sécurité ».

A tout cela l’application de la loi européenne impose enfin à la France une réduction de l’exposition des travailleurs d’un facteur 2,5. Les robots ne pouvant prendre le relais des hommes dans un temps raisonnable pour EDF, nous nous interrogeons sur la capacité qu’aura l’entreprise à résoudre cette quadrature du cercle. Le dernier audit de la direction d’EDF le 18 septembre devant la commission des finances de l’assemblée nationale, nous annonce que les comptes de l’entreprise frisent le « rouge ». EDF a perdu un tiers de clients potentiels éligibles, au 31 juin 2002.

De plus les rachats de groupes en Italie, Angleterre, Mexique, Brésil, Argentine, Chine sont loin d’être porteurs de bénéfices escomptés pour thésauriser les futurs coûts du démantèlement des réacteurs en fin de vie ainsi que ceux de la gestion des déchets dont les solutions sérieuses n’existent toujours pas. L’Etat doit pourtant décider en 2006 des différentes possibilités à mettre en œuvre pour ses déchets nucléaires (7).

La commission européenne de la concurrence, dirigée par M. Mario Monti, a depuis plusieurs mois EDF dans le collimateur et a engagé des poursuites pour concurrence déloyale : elle compte bien empêcher EDF de continuer à utiliser l’argent du démantèlement pour financer sa politique expansonniste.

EDF a réalisé trois types de provisions :

- pour risques et charges (dont le nucléaire, que ce soit le retraitement du combustible ou le démantèlement des centrales), qui représentent 51,1 milliards d’euros,

- pour le renouvellement des concessions (EDF n’est pas propriétaire des ouvrages, qui appartiennent aux collectivités locales) qui pèsent pour 20,7 milliards d’euros,

- pour les retraites (42 milliards d’euros hors bilan).

Ces sommes excèdent de loin les capitaux propres d’EDF (fin 2001, elles s’élevaient à 13, 7 milliards d’euros), contre une dette financière nette de 22,2 milliards d’euros.

François Roussely, après avoir déclaré en juillet dernier, devant la commission de la production et des échanges, que les résultats 2002 d’EDF frôleraient le « rouge », annonçait en septembre une possible amélioration si le froid sévissait ! Le réchauffement climatique ne serait pas bon pour les comptes d’EDF basés sur le nucléaire.

Que devient le nucléaire confronté à la loi du marché ?

Le scandale TEPCO au Japon, vient de démontrer comment tous les opérateurs du nucléaire japonais ont été amenés à falsifier des documents concernant la sécurité de leurs réacteurs nucléaires afin de continuer à tous prix à produire de l’électricité. Le Royaume-Uni annonçait, en décembre 2001, son intention de prendre à sa charge le coût - 56 milliards d’euros - du démantèlement de son ancien parc nucléaire et le retraitement de ses déchets pour sauver BNFL de la faillite. Cette opération avait pour but, selon la ministre de l’industrie, de transférer la facture à une autre compagnie publique créée à cet effet (8). Toujours au Royaume-Uni, British Energy, privatisé il y a six ans, était récemment menacé de faillite. La compagnie, qui assurait 20% des besoins en électricité du pays grâce à ses huit centrales nucléaires, avait reçu le 9 septembre 2002, une garantie bancaire à court terme du gouvernement pour un montant de 650,8 millions d’euros devant lui permettre d’assurer sa survie jusqu’au 27 septembre 2002.

Quel avenir énergétique en France ?

Fort de ces expériences absurdes, si nous suivions le même chemin en France comportant une privatisation des bénéfices et une collectivisation de la gestion des déchets et du démantèlement, nous nous considérerions davantage dans un système maffieux que dans une démocratie. C’est pourtant bien ce qui se dessine à travers les salons feutrés de la fondation Concorde chargée de la privatisation d’EDF.

Dans l’éditorial du mensuel La Recherche de décembre 2000, O. Postel de Vinay, rédacteur en chef, écrivait : « Les nucléaristes savent depuis longtemps que cette histoire d’effet de serre, à laquelle ils croient du bout des lèvres, est pour eux une chance historique. Le moment est clairement venu de la saisir. »

L’alternative posée aujourd’hui à la France est de continuer dans la voie du nucléaire ou, à l’instar de nombreux pays démocratiques à travers le monde, d’en sortir.

MM les députés Birraux et Le Déaut écrivaient récemment par rapport à la sortie programmée du nucléaire allemande : « …Compte tenu de la force de son appareil industriel et des débouchés intérieurs et extérieurs de ces nouvelles sources d’énergie, ce qui aurait pu risquer de constituer un naufrage économique pourrait au contraire se révéler comme un virage stratégique opéré avec prescience et donc un pari gagnant. » (9).

Pour les emplois, ce virage politique a permis de créer 35 000 postes dans le secteur industriel de l’éolien et le premier ministre Allemand a annoncé la création de 120 000 emplois supplémentaires d’ici 2010.

Si l’Etat subventionne encore comme par le passé de nouveaux prototypes tel l’EPR pour un montant de départ de 3 milliards d’euros, il entérinera la fuite en avant dans le gaspillage et empêchera toute redéfinition d’une politique alternative d’économies d’énergies et de productions renouvelables comme cela se pratique à travers l’Europe.

Le mix nucléaire et renouvelable qui nous est proposé constitue une escroquerie évidente pour deux raisons essentielles :

1) La France ne dispose pas de la trésorerie nécessaire à la mise en place simultanée d’une politique de renouvellement et d’entretien du parc d’un côté et de la mise en place d’une politique alternative. Les réactions de politiques ne sont pas là pour nous rassurer : M. Bataille déclarait récemment que la mise en place de l’éolien en France constituerait un « gaspillage coûteux ». Le retard accumulé par la France en matière d’énergie renouvelable par rapport aux autres pays du monde risque de ne pas se rattraper de si tôt.

2) La production électrique nucléaire impose une consommation forte (10), et est donc totalement antagoniste d’une politique d’économie d’énergie. C’est essentiellement cela qui a guidé de nombreux pays dans leur décision de mise en place d’une politique alternative et de sortie du nucléaire.

Conclusion :

Comme nous venons de le montrer à travers ces lignes, l’aberration financière du nucléaire transparaît à toutes les étapes de son histoire et de sa production. Le bilan ne serait pas complet si nous n’évoquions les coûts sanitaires tout au long de la filière, de la mine aux déchets : les masses énormes d’effluents radioactifs liquides et gazeux sont simplement rejetés de façon chronique et ils continueront de n’avoir aucun impact officiel sur la santé. Lorsque des études comme celle du Pr. JF Viel, publiée dans le célèbre et sérieux « British medical Journal », montreront des excès de leucémies à Beaumont La Hague, il suffira de créer une commission pour attribuer cela au hasard. Le risque d’accident majeur et l’accumulation des déchets radioactifs condamnent irrémédiablement la filière nucléaire qui met en jeu l’avenir de l’humanité alors qu’elle ne représente que 5 % de la consommation énergétique mondiale.

Bien que faisant partie de la spécificité du nucléaire, le coût de la mise en place des exercices de crise, des distributions de pastilles d’iodes, de la protection des centrales… ne sera pas inclus dans le prix du kilowatt nucléaire. Ce coût restera à la charge du contribuable ! Pour un accident nucléaire majeur en France, le plafond cumulé des dédommagements EDF, Etat et signataires de la convention plafonneraient à 625 millions d’euros alors que le seul coût de l’accident d’AZF est estimé aujourd’hui entre 1,5 et 1,7 milliards d’euros. Les territoires pollués à Toulouse n’ont pourtant pas été rendus inhabitables pour des millénaires.

L’AEN préconisait à travers un récent rapport, le plus sérieusement du monde, un scénario dit « écologique » comportant une multiplication par 18 de la production électronucléaire mondiale actuelle.

Alors, plus sérieusement, après ce bilan la seule réponse que peuvent fournir nos députés à la mise en place de nos futurs moyens de production électrique, à travers leurs votes, ne peut concerner que la décision immédiate de sortie de l’âge du nucléaire ! Aussi cher que coûtera cette sortie, elle n’atteindra jamais les montants exorbitants cités plus haut en cas d’accident ou sur l’obligation de gestion des déchets en cours de production.

André Crouzet et Marc Saint Aroman

Administrateurs du Réseau « Sortir du nucléaire »

Cet article est paru dans la revue « Contrôle » de l’Autorité de Sûreté Nucléaire en janvier 2003.
(1) L’ère nucléaire : Jacques Leclercq éditions Hachette

(2) Film “ Atomes crochus ”

(3) Rapport au premier ministre Juillet 2000 : Annexe 1 scénario S7.

(4) M. Stoffaës est directeur de la prospective et des relations internationales chez EDF

(5) Revue de l’Association d’Economie Financière No66 “ Johannesburg 2002 : Ecologie et Finance ”.

(6) D’après Energie et Sécurité no 15.

(7) A travers la loi Bataille.

(8) D’après Libération du 4 12 2001.

(9) page 51 du rapport sur les énergies renouvelables : No 3415 assemblée Nationale.

(10) commission AMPERE.

Vous avez enfin dit “débat” ?

Nicole Fontaine, ministre française de l’industrie, vient de donner l’accord de la France au principe d’une libéralisation totale des marchés de l’électricité et du gaz, sous certaines conditions, avant 2007. La négociation serait conclue fin novembre.

Quelles alternatives nous restera-t-il pour le débat annoncé début 2003, si le dossier est déjà verrouillé en 2002 ?

Les aides de l’Etat permirent la mise en place du nucléaire et assurent aujourd’hui son maintien. Dans une gestion libérale, le critère économique est déterminant : se pose alors la question des conséquences sur la sûreté des installations d’une telle gestion ainsi que du blocage entraîné par cette gestion pour la création d’un outil industriel de production d’énergies alternatives et renouvelables.

Le débat tant attendu aurait enfin dû apporter des réponses pertinentes à la mise en place de nouveaux moyens de production énergétique : celui-ci ne se serait pas limité aux seules données techniques et industrielles mais aurait inclus une réflexion sur les interactions économiques, environnementales et géopolitiques.

Le programme de production d’électricité atomique en 1968 fût décidé et imposé aux français par les responsables politiques sans débat démocratique. L’objectif réel restait de développer le nucléaire civil tout en répondant à la demande du nucléaire militaire.

Nucléaire : Un bilan financier impossible !

Un bilan concernant la filière de production d’électricité d’origine nucléaire est impossible à établir suite au secret qui a toujours entouré ce domaine.

Le principe de production de plutonium à des fins militaires fût décidé en 1945 par le Général De Gaule à travers la création du CEA. A partir de 1956, trois unités de Marcoule fournirent du plutonium pour la première bombe atomique française qui explosa en 1960. Parallèlement, EDF décida en 1955 d’engager la construction de réacteurs du même type pour une production d’électricité atomique. Elle rajouta en une décennie 6 réacteurs graphite gaz, toujours producteurs de plutonium, aux trois de Marcoule (1).

Dans les années 60, la commission consultative Production d’Electricité d’Origine Nucléaire (PEON) maintenait la pression pour que soit lancé un programme nucléaire « le moment venu ». Ce fut chose faite avec le premier choc pétrolier. On rajoutait au concept de puissance militaire celui d’indépendance énergétique et on pouvait ainsi jouer dans la même cour que les Etats Unis ou l’Union Soviétique.

Le montant des investissements depuis 1968 qui conduisit à la construction de 58 réacteurs d’une nouvelle filière est estimé à 153 milliards d’euros. Pour la période de 1945 à 1968 aucun chiffrage n’est disponible mais on peut l’estimer à une somme équivalente. Pour ce qui concerne la surgénération, le seul réacteur Superphénix pour sa construction et son fonctionnement de 1986 à 1996 a coûté, selon une évaluation de la cour des comptes, 7,7 milliards d’euros (hors démantèlement).

La première manipulation sur le prix du kilowattheure nucléaire consiste à ne pas intégrer les investissements énormes de la mise en place de la filière. La seconde est de nous convaincre que les 15 % retenus sur ce même kW vont nous permettre d’assurer le financement du démantèlement sécurisé de centaines de sites nucléaires, de mines d’uranium, d’usines de fabrication du combustible, des 70 réacteurs nucléaires, de Superphenix…

Ce sont pourtant des millions de tonnes de déchets issus de ce démantèlement rajoutés aux milliers de tonnes de combustibles usés qui devront être gérés pour des milliers d’années : la provision est dérisoire.

Retraitement : la cerise sur le gâteau nucléaire !

Prétextant le “recyclage” du combustible, l’usine Cogema de La Hague, est mise en service en 1967. L’ancien ministre de l’époque, M. Robert Galley reconnaîtra que cette unité devait permettre de garantir la production de plutonium militaire au cas où un accident surviendrait à Marcoule (2).

Pour ce qui concerne le mensonge chronique de la rentabilité du « retraitement », dès 1986, on pouvait lire « mais hélas les matériaux récupérés (ndr à La Hague) n’ont pas une valeur suffisante pour rendre le retraitement rentable en lui-même comme on le croyait » (1). En juillet 2000, Messieurs Charpin – Pellat – Dessus - montraient dans leur rapport (3) comment le plutonium évité grâce à l’usine de La Hague coûtait à la collectivité, suivant divers scénarios futurs, entre 170 et 290 millions d’euros la Tonne ! M. STOFFAËS (4) déclarait en 2002 : “Il faut couper définitivement et de manière convaincante le lien originel entre la production d’électricité d’origine nucléaire et les matières nucléaires susceptibles d’utilisation militaire, en interrompant la production de plutonium à partir des déchets nucléaires et en recherchant des solutions acceptées pour le devenir des combustibles irradiés” (5). Qui pourrait donc fournir une explication rationnelle à la poursuite du retraitement en France ?

Quid d’un défaut générique grave ou de l’accident majeur ?

Le discours officiel ne change pas. Des déclarations récurrentes tendent toujours à nous faire croire qu’il est toujours possible de résoudre les problèmes existants. Nous remarquons néanmoins une tendance régulière de tous les acteurs du nucléaire à se couvrir à travers des écrits internes, vis-à-vis de défauts graves qu’ils relèvent : ils ne portent bien sûr pas ce discours vers le grand public. Tout se passe comme s’ils se protégeaient d’un procès post-accidentel. Le vieillissement du parc révèle en continu de nouvelles anomalies et des problèmes génériques graves. Rien que pour des défauts de génie civil, une vingtaine de réacteurs où les enceintes de confinement sont menacées de destruction par leurs propres alternateurs mal positionnés. Il faut aussi remarquer que les niveaux de plate-forme de la majorité des réacteurs français sont trop bas alors que le dérèglement climatique menace ces réacteurs d’inondation. Pour ces types de défauts la seule solution est bien sûr d’arrêter définitivement les réacteurs. Les attentats du 11 septembre ont révélé un énorme défaut de conception ; nos 58 réacteurs, initialement prévus pour tenter de résister à une destruction interne par le cœur se retrouvent comme des tortues sans carapace : tous leurs systèmes de fonctionnement de sauvegarde et de sécurité sont à l’extérieur, sans protection contre les agressions externes !

Pour ce qui est du vieillissement du parc, EDF sollicite régulièrement des délais à l’Autorité pour le remplacement de pièces essentielles nécessaires au fonctionnent de ses réacteurs victimes principalement de corrosion (Couvercles de cuves, générateurs de vapeur, gaines de combustible, barres de contrôles etc.).

L’accident de Three Mile Island en 1979, bien que limité en impact externe, a coûté aux Etats Unis le prix de mise en place de leur parc (essentiellement à travers le coût de modifications techniques). Suite à cet accident, les Etats Unis n’ont plus passé de commande pour de nouveaux réacteurs. L’accident de Tchernobyl a pour sa part coûté à l’ex-Union Soviétique 3 fois la totalité des bénéfices commerciaux enregistrés par l’exploitation de toutes les centrales nucléaires soviétiques entre 1954 et 1990, soit 36 ans ! (6)

Si la France a arrêté le nuage de Tchernobyl à sa frontière, c’est tout simplement qu’il lui restait, en 1986, 20 réacteurs nucléaires à mettre en service dans l’hexagone.

Et la libéralisation ?

Aujourd’hui avec l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence, un véritable séisme secoue EDF. Des études concernant le prix réel du kilowatt commencent à intégrer des coûts externes, hors bilan, dont l’état garantissait la gestion. En 2000, la direction d’EDF demandait de réduire les coûts de production d’électricité de 30% : ceci a contribué à dégrader de façon importante les conditions de travail déjà largement tournés vers la sous-traitance. Ce management déstabilise un monde syndical déjà bien éprouvé par le changement de statut. La CGT des Mines Energie reconnaît dans un tract appelant à manifester le 3 octobre 2002 que « l’éclatement du salariat intervenant dans les installations, les pressions incessantes sur le prétendu coût du travail ainsi que la sous-traitance en cascade engendrent des doutes sur la sûreté et la sécurité ».

A tout cela l’application de la loi européenne impose enfin à la France une réduction de l’exposition des travailleurs d’un facteur 2,5. Les robots ne pouvant prendre le relais des hommes dans un temps raisonnable pour EDF, nous nous interrogeons sur la capacité qu’aura l’entreprise à résoudre cette quadrature du cercle. Le dernier audit de la direction d’EDF le 18 septembre devant la commission des finances de l’assemblée nationale, nous annonce que les comptes de l’entreprise frisent le « rouge ». EDF a perdu un tiers de clients potentiels éligibles, au 31 juin 2002.

De plus les rachats de groupes en Italie, Angleterre, Mexique, Brésil, Argentine, Chine sont loin d’être porteurs de bénéfices escomptés pour thésauriser les futurs coûts du démantèlement des réacteurs en fin de vie ainsi que ceux de la gestion des déchets dont les solutions sérieuses n’existent toujours pas. L’Etat doit pourtant décider en 2006 des différentes possibilités à mettre en œuvre pour ses déchets nucléaires (7).

La commission européenne de la concurrence, dirigée par M. Mario Monti, a depuis plusieurs mois EDF dans le collimateur et a engagé des poursuites pour concurrence déloyale : elle compte bien empêcher EDF de continuer à utiliser l’argent du démantèlement pour financer sa politique expansonniste.

EDF a réalisé trois types de provisions :

- pour risques et charges (dont le nucléaire, que ce soit le retraitement du combustible ou le démantèlement des centrales), qui représentent 51,1 milliards d’euros,

- pour le renouvellement des concessions (EDF n’est pas propriétaire des ouvrages, qui appartiennent aux collectivités locales) qui pèsent pour 20,7 milliards d’euros,

- pour les retraites (42 milliards d’euros hors bilan).

Ces sommes excèdent de loin les capitaux propres d’EDF (fin 2001, elles s’élevaient à 13, 7 milliards d’euros), contre une dette financière nette de 22,2 milliards d’euros.

François Roussely, après avoir déclaré en juillet dernier, devant la commission de la production et des échanges, que les résultats 2002 d’EDF frôleraient le « rouge », annonçait en septembre une possible amélioration si le froid sévissait ! Le réchauffement climatique ne serait pas bon pour les comptes d’EDF basés sur le nucléaire.

Que devient le nucléaire confronté à la loi du marché ?

Le scandale TEPCO au Japon, vient de démontrer comment tous les opérateurs du nucléaire japonais ont été amenés à falsifier des documents concernant la sécurité de leurs réacteurs nucléaires afin de continuer à tous prix à produire de l’électricité. Le Royaume-Uni annonçait, en décembre 2001, son intention de prendre à sa charge le coût - 56 milliards d’euros - du démantèlement de son ancien parc nucléaire et le retraitement de ses déchets pour sauver BNFL de la faillite. Cette opération avait pour but, selon la ministre de l’industrie, de transférer la facture à une autre compagnie publique créée à cet effet (8). Toujours au Royaume-Uni, British Energy, privatisé il y a six ans, était récemment menacé de faillite. La compagnie, qui assurait 20% des besoins en électricité du pays grâce à ses huit centrales nucléaires, avait reçu le 9 septembre 2002, une garantie bancaire à court terme du gouvernement pour un montant de 650,8 millions d’euros devant lui permettre d’assurer sa survie jusqu’au 27 septembre 2002.

Quel avenir énergétique en France ?

Fort de ces expériences absurdes, si nous suivions le même chemin en France comportant une privatisation des bénéfices et une collectivisation de la gestion des déchets et du démantèlement, nous nous considérerions davantage dans un système maffieux que dans une démocratie. C’est pourtant bien ce qui se dessine à travers les salons feutrés de la fondation Concorde chargée de la privatisation d’EDF.

Dans l’éditorial du mensuel La Recherche de décembre 2000, O. Postel de Vinay, rédacteur en chef, écrivait : « Les nucléaristes savent depuis longtemps que cette histoire d’effet de serre, à laquelle ils croient du bout des lèvres, est pour eux une chance historique. Le moment est clairement venu de la saisir. »

L’alternative posée aujourd’hui à la France est de continuer dans la voie du nucléaire ou, à l’instar de nombreux pays démocratiques à travers le monde, d’en sortir.

MM les députés Birraux et Le Déaut écrivaient récemment par rapport à la sortie programmée du nucléaire allemande : « …Compte tenu de la force de son appareil industriel et des débouchés intérieurs et extérieurs de ces nouvelles sources d’énergie, ce qui aurait pu risquer de constituer un naufrage économique pourrait au contraire se révéler comme un virage stratégique opéré avec prescience et donc un pari gagnant. » (9).

Pour les emplois, ce virage politique a permis de créer 35 000 postes dans le secteur industriel de l’éolien et le premier ministre Allemand a annoncé la création de 120 000 emplois supplémentaires d’ici 2010.

Si l’Etat subventionne encore comme par le passé de nouveaux prototypes tel l’EPR pour un montant de départ de 3 milliards d’euros, il entérinera la fuite en avant dans le gaspillage et empêchera toute redéfinition d’une politique alternative d’économies d’énergies et de productions renouvelables comme cela se pratique à travers l’Europe.

Le mix nucléaire et renouvelable qui nous est proposé constitue une escroquerie évidente pour deux raisons essentielles :

1) La France ne dispose pas de la trésorerie nécessaire à la mise en place simultanée d’une politique de renouvellement et d’entretien du parc d’un côté et de la mise en place d’une politique alternative. Les réactions de politiques ne sont pas là pour nous rassurer : M. Bataille déclarait récemment que la mise en place de l’éolien en France constituerait un « gaspillage coûteux ». Le retard accumulé par la France en matière d’énergie renouvelable par rapport aux autres pays du monde risque de ne pas se rattraper de si tôt.

2) La production électrique nucléaire impose une consommation forte (10), et est donc totalement antagoniste d’une politique d’économie d’énergie. C’est essentiellement cela qui a guidé de nombreux pays dans leur décision de mise en place d’une politique alternative et de sortie du nucléaire.

Conclusion :

Comme nous venons de le montrer à travers ces lignes, l’aberration financière du nucléaire transparaît à toutes les étapes de son histoire et de sa production. Le bilan ne serait pas complet si nous n’évoquions les coûts sanitaires tout au long de la filière, de la mine aux déchets : les masses énormes d’effluents radioactifs liquides et gazeux sont simplement rejetés de façon chronique et ils continueront de n’avoir aucun impact officiel sur la santé. Lorsque des études comme celle du Pr. JF Viel, publiée dans le célèbre et sérieux « British medical Journal », montreront des excès de leucémies à Beaumont La Hague, il suffira de créer une commission pour attribuer cela au hasard. Le risque d’accident majeur et l’accumulation des déchets radioactifs condamnent irrémédiablement la filière nucléaire qui met en jeu l’avenir de l’humanité alors qu’elle ne représente que 5 % de la consommation énergétique mondiale.

Bien que faisant partie de la spécificité du nucléaire, le coût de la mise en place des exercices de crise, des distributions de pastilles d’iodes, de la protection des centrales… ne sera pas inclus dans le prix du kilowatt nucléaire. Ce coût restera à la charge du contribuable ! Pour un accident nucléaire majeur en France, le plafond cumulé des dédommagements EDF, Etat et signataires de la convention plafonneraient à 625 millions d’euros alors que le seul coût de l’accident d’AZF est estimé aujourd’hui entre 1,5 et 1,7 milliards d’euros. Les territoires pollués à Toulouse n’ont pourtant pas été rendus inhabitables pour des millénaires.

L’AEN préconisait à travers un récent rapport, le plus sérieusement du monde, un scénario dit « écologique » comportant une multiplication par 18 de la production électronucléaire mondiale actuelle.

Alors, plus sérieusement, après ce bilan la seule réponse que peuvent fournir nos députés à la mise en place de nos futurs moyens de production électrique, à travers leurs votes, ne peut concerner que la décision immédiate de sortie de l’âge du nucléaire ! Aussi cher que coûtera cette sortie, elle n’atteindra jamais les montants exorbitants cités plus haut en cas d’accident ou sur l’obligation de gestion des déchets en cours de production.

André Crouzet et Marc Saint Aroman

Administrateurs du Réseau « Sortir du nucléaire »

Cet article est paru dans la revue « Contrôle » de l’Autorité de Sûreté Nucléaire en janvier 2003.
(1) L’ère nucléaire : Jacques Leclercq éditions Hachette

(2) Film “ Atomes crochus ”

(3) Rapport au premier ministre Juillet 2000 : Annexe 1 scénario S7.

(4) M. Stoffaës est directeur de la prospective et des relations internationales chez EDF

(5) Revue de l’Association d’Economie Financière No66 “ Johannesburg 2002 : Ecologie et Finance ”.

(6) D’après Energie et Sécurité no 15.

(7) A travers la loi Bataille.

(8) D’après Libération du 4 12 2001.

(9) page 51 du rapport sur les énergies renouvelables : No 3415 assemblée Nationale.

(10) commission AMPERE.



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