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Sortir du nucléaire n°56



Hiver 2012-2013

Fukushima

Jean-Louis Basdevant : "Nos réacteurs sont dangereux"

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°56 - Hiver 2012-2013

 Risque nucléaire  Fukushima


Juste après l’accident de Fukushima, le physicien nucléaire Jean-Louis Basdevant a publié un ouvrage intitulé Maîtriser le nucléaire. Que sait-on et que peut-on faire après Fukushima ? Un an après, la réédition de ce livre est désormais sous-titrée Sortir du nucléaire après Fukushima ! Dans cette seconde partie de notre interview, Jean-Louis Basdevant synthétise ce qui s’est passé à Fukushima et explique l’évolution de son point de vue.



Le lendemain du déclenchement du désastre de Fukushima, un ami éditeur m’a demandé d’écrire un livre sur cet accident. Les informations étaient alors peu nombreuses, elles sont venues avec le temps, mais pour moi c’était un événement grave qui allait marquer l’histoire de l’électronucléaire civil. Il survenait après ceux de Three Mile Island en 1979, et de Tchernobyl en 1986 (il s’était produit dans le monde une trentaine d’autres incidents, certains très graves comme en 1957 à Kyshtym, en URSS, ou à Windscale en Grande-Bretagne, d’autres de plus faible ampleur, à peu près maîtrisés).

En me mettant au travail, j’ai recueilli chaque jour les informations sur les événements de Fukushima, notamment dans la presse asiatique et américaine, plus riche que la presse française, tout en me remémorant les détails de tous les incidents ou accidents antérieurs. Dans ce travail abondant, j’ai rapidement compris que l’essentiel du cataclysme tenait de la fusion du cœur des réacteurs. C’est à l’été 2011 qu’après avoir analysé la structure et l’état du parc nucléaire français, je suis devenu convaincu que nos réacteurs actuels, comme pratiquement tous les réacteurs au monde, sont sujets au même type d’accident, et qu’ils sont dangereux. Plusieurs rapports, officiels ou provenant de sources qualifiées, ont confirmé ces idées. La suite de l’évolution du site de Fukushima laisse présager que l’accident est loin d’être terminé. Il faudra plusieurs années avant d’en faire un bilan complet.

La fusion du cœur, un risque connu

Three Mile Island avait considérablement inquiété la communauté scientifique et politique, et avait alarmé le grand public aux États-Unis. À la suite d’un dysfonctionnement de deux valves indépendantes, l’une sur le circuit extérieur alimentant les turbines électriques, l’autre sur un dispositif de contrôle de la pression intérieure du réacteur, un enchaînement catastrophique d’événements incontrôlables avait abouti à la fusion du cœur du réacteur.

Le risque et les effets de ce type d’accident avaient été parfaitement analysés en 1974 dans un rapport sur la sûreté des réacteurs, Reactor Safety Study (WASH-1400), par une équipe dirigée par le physicien du Massachusetts Institute of Technology Norman Rasmussen. Très succinctement, le déroulement d’un accident de ce genre est le suivant. Si l’on arrête un réacteur nucléaire, il persiste un dégagement d’énergie dû à la radioactivité des produits de fission apparus dans le combustible. Immédiatement après l’arrêt, la puissance de ce dégagement est d’environ 7 % de la puissance du réacteur en marche, soit une puissance de 200 Mégawatt (MW) pour un réacteur de 1000 MWe. Cette puissance, qui décroît avec le temps, est considérable et doit être évacuée par un courant d’eau froide (cela explique pourquoi les éléments combustibles doivent être placés dans des piscines de refroidissement lors d’opérations de maintenance ou de remplacement).

Perte du refroidissement, accident...

Si, par accident, le refroidissement d’un réacteur tombe en panne, la chaleur ainsi dégagée a des effets catastrophiques si l’on n’y remédie pas dans les plus brefs délais. La température du cœur du réacteur croît d’environ un degré par seconde. Au bout d’un quart d’heure, on atteint des températures voisines de 1000°C, où les gaines métalliques (en zirconium) du combustible nucléaire réagissent avec l’eau, s’oxydent et produisent de l’hydrogène avec un fort dégagement de chaleur ; les produits de fission volatils remplissent l’enceinte de confinement. La pression est considérable, l’hydrogène peut s’échapper et exploser au contact de l’oxygène de l’air, ce que nous avons tous vu lors de l’accident de Fukushima. Les produits de fission radioactifs volatils polluent l’atmosphère. À 1200°C, les gaines du combustible éclatent et les barres de contrôle du réacteur fondent. À 1600°C, les gaines fondent, puis tout le combustible, de l’oxyde d’uranium, fond à 2800°C.

©Dédé

La structure interne dans la cuve est détruite, il se forme des tonnes d’un magma : le "corium" radioactif. On appelle cette étape le meltdown. Ce corium peut, à 2800°C, traverser la cuve, c’est le melt-through. Cette étape peut prendre de dix minutes à plusieurs heures. Le béton du radier (soubassement du réacteur) se décompose et est transpercé au rythme d’un mètre pendant la première heure, de trois mètres en une journée. Le corium peut alors traverser les soubassements. C’est le melt-out catastrophique, car tout l’environnement est gravement menacé. Le corium peut contaminer le sol et pénétrer les nappes phréatiques d’eau douce, notre bien le plus précieux. Comme les éléments radioactifs césium-137 et strontium-90, très abondants dans les produits de fission, ont des demi-vies de trente ans (leur quantité est divisée par mille en 300 ans), ces sols et cette eau seraient alors impropres à la vie pendant 300 ans.

©Commandante Cessna

La sûreté ne peut jamais être une certitude

À Three Mile Island, sachant que se produisait une fusion du cœur, les opérateurs se sont efforcés de réduire la température en arrosant l’extérieur du réacteur et en injectant de l’eau dans le circuit primaire du réacteur, dont les pompes se sont remises en route. La chance a fait que la température a ainsi été maîtrisée et que la fusion a cessé au bout de seize heures sans altérer la cuve. Ce fut un grand soulagement (personne ne pouvait le prédire). Six ans après, la température étant suffisamment abaissée, on a pu faire pénétrer une caméra blindée et constater qu’environ la moitié du cœur avait fondu.

Cet accident a suscité des réactions antinucléaires parmi les gens engagés comme dans le grand public. Il a mené à l’établissement de nouvelles normes pour l’industrie nucléaire, et a marqué le déclin de l’électronucléaire américain. Aucun nouveau réacteur nucléaire civil n’a été construit après cette date aux États-Unis.

En 1979, déplacement du président américain Jimmy Carter à Harrisburg, alors que vient de se produire la catastrophe de Three Mile Island. Photo DR

L’accident a été étudié sous tous ses aspects dans un rapport au Président Carter de la commission présidée par John G. Kemeny, rendu public en octobre 1979. Le sous-titre du rapport est The Need for Change (Un changement nécessaire). On y relève le passage suivant, qui concerne l’attitude de toute la communauté américaine sur le nucléaire civil : "Après de nombreuses années d’exploitation des centrales nucléaires, la croyance que la sécurité de nos centrales nucléaires est suffisante s’est transformée en une certitude. Cette attitude doit être modifiée. Il faut savoir que la puissance nucléaire est potentiellement dangereuse de par sa nature même et qu’il faut continuellement se demander si les systèmes de protection déjà en place suffiront à prévenir des accidents graves."

Tchernobyl et ce qu’on aurait pu en apprendre

La catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, est l’accident le plus grave survenu avant celui de Fukushima. Elle a frappé les esprits. C’est l’événement déclenchant de la prise de conscience par le monde entier des dangers du nucléaire civil. À l’origine, c’est un accident "bureaucratique" dû à des fautes humaines ahurissantes : un exercice, mené par une équipe venue de Moscou, qui avait pour but de démontrer la possibilité de relancer la centrale avec l’énergie cinétique des turbines (alternateurs) dans le cas d’une coupure extérieure d’électricité. L’équipe chargée de l’opération était formée d’ingénieurs en électrotechnique n’ayant aucune connaissance en matière nucléaire. À la suite d’un problème nucléaire bien connu, mais que ces électriciens ignoraient, le réacteur 4 a subi une explosion (non nucléaire) et une fusion du cœur qui ont provoqué la libération de grandes quantités d’éléments radioactifs dans l’atmosphère (le nuage de Tchernobyl).

Depuis un hélicoptère, Igor Kostin a pris ce cliché du réacteur éventré de Tchernobyl juste après la catastrophe. Le sarcophage n’était pas encore construit... Photo : Igor Kostin.

Les causes de la catastrophe sont avant tout humaines et politiques : le cloisonnement de l’information, la formation des responsables, la bureaucratisation du système de décision, ajoutées à des fautes d’exécutants.

Les spécialistes nucléaires ont alors compris qu’un danger grave de l’incendie était que les dégâts qu’il occasionnait à la structure risquaient de provoquer l’effondrement des tonnes de magma en fusion, le corium, dans les parties souterraines noyées d’eau. Ces soubassements comportaient les importantes piscines destinées à l’alimentation en eau de refroidissement pour le réacteur, et des salles noyées par l’aspersion du brasier par les pompiers. Un contact entre cette quantité d’eau et le corium en fusion provoquerait une explosion de vapeur qui disperserait des matières radioactives encore plus importantes ! Trois volontaires, dont deux ingénieurs, revêtus de combinaisons de plongée, réussirent à retrouver les valves et les portes de vidange en se guidant au toucher. Accueillis triomphalement à l’annonce du succès de leur intervention, tous trois, sévèrement irradiés, sont morts peu après.

Le 6 mai, à la surprise de tous, l’émission du réacteur tombait en moins de vingt minutes à 2 % de sa valeur précédente, puis à une valeur très faible. L’explication n’en fut connue qu’en 1988 : le fond du réacteur avait cédé d’un coup, et le corium s’était écoulé puis définitivement étalé horizontalement et solidifié 20 mètres plus bas dans les infrastructures et dans la piscine de sécurité, heureusement vidées. Dans ce déchet ultime, figuraient 300 kg de plutonium et Vassili Nesterenko, physicien nucléaire, déclara : "Nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable".

Pour notre propos, c’est la preuve que si, après un melt-out, le corium est suffisamment étalé à l’horizontale, il peut se refroidir et ne pas percer les radiers, comme lorsqu’il est concentré sur une zone restreinte sous une cuve de réacteur.

Le 27 avril 1988, le physicien Valeri Legassov, membre de l’Académie des sciences de l’URSS, haut fonctionnaire soviétique chargé des questions nucléaires, se suicidait en voyant la manière dont l’accident avait été géré par les autorités, après avoir publié à titre posthume un article, dans la Pravda, où se trouve la phrase : "Tout ce système de décision, dépourvu d’un collaborateur scientifique répondant personnellement de la qualité des appareils et des opérations, conduit à une absence totale de sens des responsabilités. L’accident a été le paroxysme, le triomphe de toute cette mauvaise gestion qui régnait dans notre pays depuis des dizaines d’années."

Fukushima, quand le pire se répète

La catastrophe de Fukushima est l’accident le plus grave depuis celui de Tchernobyl. Le sinistre résulte d’une suite de pannes, de fusions de cœurs et d’émissions de substances radioactives de quatre réacteurs de cette centrale à la suite du séisme du Tohoku survenu le 11 mars 2011 à 14h46, puis du tsunami qu’il a provoqué et qui a atteint la centrale 55 minutes plus tard. Il est probablement plus grave que Tchernobyl pour deux raisons. D’une part, sa cause est un phénomène naturel, d’autre part, il est plus total : il a impliqué plusieurs réacteurs ainsi que les piscines de refroidissement du combustible usagé. (On est actuellement très préoccupés par la piscine du réacteur 4, perchée à 30 mètres de haut dans un bâtiment partiellement détruit par de précédentes explosions et dont la destruction par un tremblement de terre de magnitude 7, courant dans ces régions, pourrait relâcher un nuage radioactif important.)

©JudyGr

Le séisme a provoqué l’arrêt automatique d’urgence des trois réacteurs en marche (le réacteur 4 était arrêté pour maintenance), et la mise en route de générateurs électriques, situés au sous-sol, qui devaient assurer le fonctionnement du système informatique ainsi que la mise en marche de pompes d’eau de refroidissement. L’inondation par le tsunami a ensuite provoqué une coupure d’électricité générale et l’arrêt des circuits de refroidissement des réacteurs. Les quatre réacteurs, comme toutes leurs installations, ont été submergés par la vague du tsunami, haute de quinze mètres. L’inondation a arrêté les groupes électrogènes dans les sous-sols ainsi que les pompes externes d’eau de mer, empêchant l’évacuation de la chaleur des réacteurs dans la mer. Par conséquent, toute possibilité de refroidir les réacteurs a disparu. La température s’est élevée rapidement. Cela vaut pour le combustible installé dans les cuves des réacteurs comme pour celui entreposé dans les piscines de refroidissement. Dans les heures et quelques jours suivants, les cœurs des réacteurs 1, 2 et 3 ont subi une fusion. Entre le 11 et le 15 mars, des décompressions ont été effectuées pour maîtriser la pression. La conséquence a été une suite d’explosions d’hydrogène au contact de l’oxygène de l’air, qui ont détruit les toits des bâtiments abritant les réacteurs 1, 3 et 4, et ont rejeté des produits radioactifs. De l’eau de refroidissement a continué de fuir depuis les cuves endommagées des réacteurs.

Le 4 mai 2011, le président de TEPCO, Masataka Shimizu, s’agenouillait pour demander pardon aux évacués de la ville de Namie. Photo : ©Sankei-Getty Images

Le bilan complet ne sera connu que dans plusieurs années. On s’interroge cependant sur le nombre exact de fusions. Le 24 mai, le porte-parole de Tepco a confirmé que la fusion du cœur s’était produite dans trois réacteurs. Les cœurs des réacteurs 2 et 3 étaient pratiquement entièrement fondus. Le 7 juin, dans un rapport de 750 pages destiné à l’ONU, le gouvernement japonais a reconnu que le combustible des trois réacteurs 1, 2 et 3 avait fondu et traversé l’assise des enceintes de confinement.

Tous ces accidents ont des causes humaines

Il n’est pas nécessaire d’essayer de dégager la responsabilité individuelle de tel ou tel dans ce terrible désastre. De nombreuses déclarations d’officiels japonais décrivent mieux qu’un long discours le véritable problème humain de responsabilité, qui se place bien au-dessus des individus. Le 6 juillet 2012, Kiyoshi Kurokawa, Professeur à l’Université de Tokyo, Président de la Commission parlementaire sur l’accident de Fukushima, a rendu des conclusions étonnantes de sévérité à l’égard de tous les acteurs de l’événement, notamment la structure de la culture japonaise.

A Koriyama, la petite Saki Watanabe, 4 ans, est soumise à un test de radioactivité. Photo ©Reuters

Qualifiant Fukushima de désastre made in Japan, il dit que "ses racines profondes proviennent d’usages et de comportement profondément ancrés dans la culture japonaise. Ses causes fondamentales sont notre conditionnement à l’obéissance, notre réticence à remettre en question l’autorité, notre attachement à "nous conformer au programme fixé", notre mentalité de groupe et notre insularité. Si d’autres Japonais avaient été aux mêmes commandes que ceux qui, maintenant, portent la responsabilité de cet accident, le résultat aurait bien pu être le même. Nous devons au monde une explication de pourquoi cela pouvait se produire au Japon."

Les trois déclarations de la commission Kemeny concernant Three Mile Island, de Valeri Legassov concernant Tchernobyl et de Kiyoshi Kurokawa sur Fukushima ont une étrange similitude, une étrange résonance, alors qu’elles ont été faites à des dates et dans des contextes complètement différents. Ces paroles, sévères pour la société tout entière, constituent à mes yeux une amorce à une réflexion sur l’adéquation de nos modes de pensée avec nos désirs pour le monde futur.

Ma réponse à votre question est que depuis juillet 2011, je me pose la question de savoir quel sera le désastre nucléaire made in France ? Ou plutôt, pourquoi nous devons nous préoccuper d’une telle éventualité.

Propos recueillis par Charlotte Mijeon
Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction.

DR

A un an d’intervalle, JL Basdevant a modifié le sous-titre de son livre. La première édition s’interrogeait "Que sait-on et que peut-on faire après Fukushima ?". La seconde apporte la réponse : "Sortir du nucléaire après Fukushima".

Le lendemain du déclenchement du désastre de Fukushima, un ami éditeur m’a demandé d’écrire un livre sur cet accident. Les informations étaient alors peu nombreuses, elles sont venues avec le temps, mais pour moi c’était un événement grave qui allait marquer l’histoire de l’électronucléaire civil. Il survenait après ceux de Three Mile Island en 1979, et de Tchernobyl en 1986 (il s’était produit dans le monde une trentaine d’autres incidents, certains très graves comme en 1957 à Kyshtym, en URSS, ou à Windscale en Grande-Bretagne, d’autres de plus faible ampleur, à peu près maîtrisés).

En me mettant au travail, j’ai recueilli chaque jour les informations sur les événements de Fukushima, notamment dans la presse asiatique et américaine, plus riche que la presse française, tout en me remémorant les détails de tous les incidents ou accidents antérieurs. Dans ce travail abondant, j’ai rapidement compris que l’essentiel du cataclysme tenait de la fusion du cœur des réacteurs. C’est à l’été 2011 qu’après avoir analysé la structure et l’état du parc nucléaire français, je suis devenu convaincu que nos réacteurs actuels, comme pratiquement tous les réacteurs au monde, sont sujets au même type d’accident, et qu’ils sont dangereux. Plusieurs rapports, officiels ou provenant de sources qualifiées, ont confirmé ces idées. La suite de l’évolution du site de Fukushima laisse présager que l’accident est loin d’être terminé. Il faudra plusieurs années avant d’en faire un bilan complet.

La fusion du cœur, un risque connu

Three Mile Island avait considérablement inquiété la communauté scientifique et politique, et avait alarmé le grand public aux États-Unis. À la suite d’un dysfonctionnement de deux valves indépendantes, l’une sur le circuit extérieur alimentant les turbines électriques, l’autre sur un dispositif de contrôle de la pression intérieure du réacteur, un enchaînement catastrophique d’événements incontrôlables avait abouti à la fusion du cœur du réacteur.

Le risque et les effets de ce type d’accident avaient été parfaitement analysés en 1974 dans un rapport sur la sûreté des réacteurs, Reactor Safety Study (WASH-1400), par une équipe dirigée par le physicien du Massachusetts Institute of Technology Norman Rasmussen. Très succinctement, le déroulement d’un accident de ce genre est le suivant. Si l’on arrête un réacteur nucléaire, il persiste un dégagement d’énergie dû à la radioactivité des produits de fission apparus dans le combustible. Immédiatement après l’arrêt, la puissance de ce dégagement est d’environ 7 % de la puissance du réacteur en marche, soit une puissance de 200 Mégawatt (MW) pour un réacteur de 1000 MWe. Cette puissance, qui décroît avec le temps, est considérable et doit être évacuée par un courant d’eau froide (cela explique pourquoi les éléments combustibles doivent être placés dans des piscines de refroidissement lors d’opérations de maintenance ou de remplacement).

Perte du refroidissement, accident...

Si, par accident, le refroidissement d’un réacteur tombe en panne, la chaleur ainsi dégagée a des effets catastrophiques si l’on n’y remédie pas dans les plus brefs délais. La température du cœur du réacteur croît d’environ un degré par seconde. Au bout d’un quart d’heure, on atteint des températures voisines de 1000°C, où les gaines métalliques (en zirconium) du combustible nucléaire réagissent avec l’eau, s’oxydent et produisent de l’hydrogène avec un fort dégagement de chaleur ; les produits de fission volatils remplissent l’enceinte de confinement. La pression est considérable, l’hydrogène peut s’échapper et exploser au contact de l’oxygène de l’air, ce que nous avons tous vu lors de l’accident de Fukushima. Les produits de fission radioactifs volatils polluent l’atmosphère. À 1200°C, les gaines du combustible éclatent et les barres de contrôle du réacteur fondent. À 1600°C, les gaines fondent, puis tout le combustible, de l’oxyde d’uranium, fond à 2800°C.

©Dédé

La structure interne dans la cuve est détruite, il se forme des tonnes d’un magma : le "corium" radioactif. On appelle cette étape le meltdown. Ce corium peut, à 2800°C, traverser la cuve, c’est le melt-through. Cette étape peut prendre de dix minutes à plusieurs heures. Le béton du radier (soubassement du réacteur) se décompose et est transpercé au rythme d’un mètre pendant la première heure, de trois mètres en une journée. Le corium peut alors traverser les soubassements. C’est le melt-out catastrophique, car tout l’environnement est gravement menacé. Le corium peut contaminer le sol et pénétrer les nappes phréatiques d’eau douce, notre bien le plus précieux. Comme les éléments radioactifs césium-137 et strontium-90, très abondants dans les produits de fission, ont des demi-vies de trente ans (leur quantité est divisée par mille en 300 ans), ces sols et cette eau seraient alors impropres à la vie pendant 300 ans.

©Commandante Cessna

La sûreté ne peut jamais être une certitude

À Three Mile Island, sachant que se produisait une fusion du cœur, les opérateurs se sont efforcés de réduire la température en arrosant l’extérieur du réacteur et en injectant de l’eau dans le circuit primaire du réacteur, dont les pompes se sont remises en route. La chance a fait que la température a ainsi été maîtrisée et que la fusion a cessé au bout de seize heures sans altérer la cuve. Ce fut un grand soulagement (personne ne pouvait le prédire). Six ans après, la température étant suffisamment abaissée, on a pu faire pénétrer une caméra blindée et constater qu’environ la moitié du cœur avait fondu.

Cet accident a suscité des réactions antinucléaires parmi les gens engagés comme dans le grand public. Il a mené à l’établissement de nouvelles normes pour l’industrie nucléaire, et a marqué le déclin de l’électronucléaire américain. Aucun nouveau réacteur nucléaire civil n’a été construit après cette date aux États-Unis.

En 1979, déplacement du président américain Jimmy Carter à Harrisburg, alors que vient de se produire la catastrophe de Three Mile Island. Photo DR

L’accident a été étudié sous tous ses aspects dans un rapport au Président Carter de la commission présidée par John G. Kemeny, rendu public en octobre 1979. Le sous-titre du rapport est The Need for Change (Un changement nécessaire). On y relève le passage suivant, qui concerne l’attitude de toute la communauté américaine sur le nucléaire civil : "Après de nombreuses années d’exploitation des centrales nucléaires, la croyance que la sécurité de nos centrales nucléaires est suffisante s’est transformée en une certitude. Cette attitude doit être modifiée. Il faut savoir que la puissance nucléaire est potentiellement dangereuse de par sa nature même et qu’il faut continuellement se demander si les systèmes de protection déjà en place suffiront à prévenir des accidents graves."

Tchernobyl et ce qu’on aurait pu en apprendre

La catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, est l’accident le plus grave survenu avant celui de Fukushima. Elle a frappé les esprits. C’est l’événement déclenchant de la prise de conscience par le monde entier des dangers du nucléaire civil. À l’origine, c’est un accident "bureaucratique" dû à des fautes humaines ahurissantes : un exercice, mené par une équipe venue de Moscou, qui avait pour but de démontrer la possibilité de relancer la centrale avec l’énergie cinétique des turbines (alternateurs) dans le cas d’une coupure extérieure d’électricité. L’équipe chargée de l’opération était formée d’ingénieurs en électrotechnique n’ayant aucune connaissance en matière nucléaire. À la suite d’un problème nucléaire bien connu, mais que ces électriciens ignoraient, le réacteur 4 a subi une explosion (non nucléaire) et une fusion du cœur qui ont provoqué la libération de grandes quantités d’éléments radioactifs dans l’atmosphère (le nuage de Tchernobyl).

Depuis un hélicoptère, Igor Kostin a pris ce cliché du réacteur éventré de Tchernobyl juste après la catastrophe. Le sarcophage n’était pas encore construit... Photo : Igor Kostin.

Les causes de la catastrophe sont avant tout humaines et politiques : le cloisonnement de l’information, la formation des responsables, la bureaucratisation du système de décision, ajoutées à des fautes d’exécutants.

Les spécialistes nucléaires ont alors compris qu’un danger grave de l’incendie était que les dégâts qu’il occasionnait à la structure risquaient de provoquer l’effondrement des tonnes de magma en fusion, le corium, dans les parties souterraines noyées d’eau. Ces soubassements comportaient les importantes piscines destinées à l’alimentation en eau de refroidissement pour le réacteur, et des salles noyées par l’aspersion du brasier par les pompiers. Un contact entre cette quantité d’eau et le corium en fusion provoquerait une explosion de vapeur qui disperserait des matières radioactives encore plus importantes ! Trois volontaires, dont deux ingénieurs, revêtus de combinaisons de plongée, réussirent à retrouver les valves et les portes de vidange en se guidant au toucher. Accueillis triomphalement à l’annonce du succès de leur intervention, tous trois, sévèrement irradiés, sont morts peu après.

Le 6 mai, à la surprise de tous, l’émission du réacteur tombait en moins de vingt minutes à 2 % de sa valeur précédente, puis à une valeur très faible. L’explication n’en fut connue qu’en 1988 : le fond du réacteur avait cédé d’un coup, et le corium s’était écoulé puis définitivement étalé horizontalement et solidifié 20 mètres plus bas dans les infrastructures et dans la piscine de sécurité, heureusement vidées. Dans ce déchet ultime, figuraient 300 kg de plutonium et Vassili Nesterenko, physicien nucléaire, déclara : "Nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable".

Pour notre propos, c’est la preuve que si, après un melt-out, le corium est suffisamment étalé à l’horizontale, il peut se refroidir et ne pas percer les radiers, comme lorsqu’il est concentré sur une zone restreinte sous une cuve de réacteur.

Le 27 avril 1988, le physicien Valeri Legassov, membre de l’Académie des sciences de l’URSS, haut fonctionnaire soviétique chargé des questions nucléaires, se suicidait en voyant la manière dont l’accident avait été géré par les autorités, après avoir publié à titre posthume un article, dans la Pravda, où se trouve la phrase : "Tout ce système de décision, dépourvu d’un collaborateur scientifique répondant personnellement de la qualité des appareils et des opérations, conduit à une absence totale de sens des responsabilités. L’accident a été le paroxysme, le triomphe de toute cette mauvaise gestion qui régnait dans notre pays depuis des dizaines d’années."

Fukushima, quand le pire se répète

La catastrophe de Fukushima est l’accident le plus grave depuis celui de Tchernobyl. Le sinistre résulte d’une suite de pannes, de fusions de cœurs et d’émissions de substances radioactives de quatre réacteurs de cette centrale à la suite du séisme du Tohoku survenu le 11 mars 2011 à 14h46, puis du tsunami qu’il a provoqué et qui a atteint la centrale 55 minutes plus tard. Il est probablement plus grave que Tchernobyl pour deux raisons. D’une part, sa cause est un phénomène naturel, d’autre part, il est plus total : il a impliqué plusieurs réacteurs ainsi que les piscines de refroidissement du combustible usagé. (On est actuellement très préoccupés par la piscine du réacteur 4, perchée à 30 mètres de haut dans un bâtiment partiellement détruit par de précédentes explosions et dont la destruction par un tremblement de terre de magnitude 7, courant dans ces régions, pourrait relâcher un nuage radioactif important.)

©JudyGr

Le séisme a provoqué l’arrêt automatique d’urgence des trois réacteurs en marche (le réacteur 4 était arrêté pour maintenance), et la mise en route de générateurs électriques, situés au sous-sol, qui devaient assurer le fonctionnement du système informatique ainsi que la mise en marche de pompes d’eau de refroidissement. L’inondation par le tsunami a ensuite provoqué une coupure d’électricité générale et l’arrêt des circuits de refroidissement des réacteurs. Les quatre réacteurs, comme toutes leurs installations, ont été submergés par la vague du tsunami, haute de quinze mètres. L’inondation a arrêté les groupes électrogènes dans les sous-sols ainsi que les pompes externes d’eau de mer, empêchant l’évacuation de la chaleur des réacteurs dans la mer. Par conséquent, toute possibilité de refroidir les réacteurs a disparu. La température s’est élevée rapidement. Cela vaut pour le combustible installé dans les cuves des réacteurs comme pour celui entreposé dans les piscines de refroidissement. Dans les heures et quelques jours suivants, les cœurs des réacteurs 1, 2 et 3 ont subi une fusion. Entre le 11 et le 15 mars, des décompressions ont été effectuées pour maîtriser la pression. La conséquence a été une suite d’explosions d’hydrogène au contact de l’oxygène de l’air, qui ont détruit les toits des bâtiments abritant les réacteurs 1, 3 et 4, et ont rejeté des produits radioactifs. De l’eau de refroidissement a continué de fuir depuis les cuves endommagées des réacteurs.

Le 4 mai 2011, le président de TEPCO, Masataka Shimizu, s’agenouillait pour demander pardon aux évacués de la ville de Namie. Photo : ©Sankei-Getty Images

Le bilan complet ne sera connu que dans plusieurs années. On s’interroge cependant sur le nombre exact de fusions. Le 24 mai, le porte-parole de Tepco a confirmé que la fusion du cœur s’était produite dans trois réacteurs. Les cœurs des réacteurs 2 et 3 étaient pratiquement entièrement fondus. Le 7 juin, dans un rapport de 750 pages destiné à l’ONU, le gouvernement japonais a reconnu que le combustible des trois réacteurs 1, 2 et 3 avait fondu et traversé l’assise des enceintes de confinement.

Tous ces accidents ont des causes humaines

Il n’est pas nécessaire d’essayer de dégager la responsabilité individuelle de tel ou tel dans ce terrible désastre. De nombreuses déclarations d’officiels japonais décrivent mieux qu’un long discours le véritable problème humain de responsabilité, qui se place bien au-dessus des individus. Le 6 juillet 2012, Kiyoshi Kurokawa, Professeur à l’Université de Tokyo, Président de la Commission parlementaire sur l’accident de Fukushima, a rendu des conclusions étonnantes de sévérité à l’égard de tous les acteurs de l’événement, notamment la structure de la culture japonaise.

A Koriyama, la petite Saki Watanabe, 4 ans, est soumise à un test de radioactivité. Photo ©Reuters

Qualifiant Fukushima de désastre made in Japan, il dit que "ses racines profondes proviennent d’usages et de comportement profondément ancrés dans la culture japonaise. Ses causes fondamentales sont notre conditionnement à l’obéissance, notre réticence à remettre en question l’autorité, notre attachement à "nous conformer au programme fixé", notre mentalité de groupe et notre insularité. Si d’autres Japonais avaient été aux mêmes commandes que ceux qui, maintenant, portent la responsabilité de cet accident, le résultat aurait bien pu être le même. Nous devons au monde une explication de pourquoi cela pouvait se produire au Japon."

Les trois déclarations de la commission Kemeny concernant Three Mile Island, de Valeri Legassov concernant Tchernobyl et de Kiyoshi Kurokawa sur Fukushima ont une étrange similitude, une étrange résonance, alors qu’elles ont été faites à des dates et dans des contextes complètement différents. Ces paroles, sévères pour la société tout entière, constituent à mes yeux une amorce à une réflexion sur l’adéquation de nos modes de pensée avec nos désirs pour le monde futur.

Ma réponse à votre question est que depuis juillet 2011, je me pose la question de savoir quel sera le désastre nucléaire made in France ? Ou plutôt, pourquoi nous devons nous préoccuper d’une telle éventualité.

Propos recueillis par Charlotte Mijeon
Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction.

DR

A un an d’intervalle, JL Basdevant a modifié le sous-titre de son livre. La première édition s’interrogeait "Que sait-on et que peut-on faire après Fukushima ?". La seconde apporte la réponse : "Sortir du nucléaire après Fukushima".



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