Qui osera, en France, prendre position contre une privatisation ? Voilà belle lurette que le débat est clos ! Depuis que la droite, au milieu des années 1980, a fait de la cession des actifs publics lune des priorités de sa politique économique et que la gauche, notamment avec Lionel Jospin, lui a emboîté le pas, sortant du ni-ni (ni nationalisation ni privatisation) édicté pendant un temps par François Mitterrand, la controverse sest presque éteinte.
Dans le cas dEDF, le Parti socialiste vient cependant de faire un pas en arrière. Alors quen 2002 Laurent Fabius avait pris position, en prévision de lélection présidentielle, pour une privatisation partielle et Dominique Strauss-Kahn pour une privatisation totale, tous les hiérarques socialistes sont maintenant daccord pour critiquer louverture du capital.
Mais, pour beaucoup, la nouvelle doctrine est plus affaire de tactique que de conviction. Car, pour lessentiel, laffaire est entendue : dans le grand débat économique sur les rôles respectifs de lEtat et du marché, les promoteurs des privatisations ont définitivement gagné.
(...)
Question de simple bon sens : pourquoi, après avoir organisé la privatisation partielle de lentreprise publique France-Télécom, refuser, dans un sursaut darchaïsme ou de démagogie, celle de lentreprise publique EDF ?
Si lon met de côté les positionnements de circonstance, il faut pourtant sattarder un moment sur cette question beaucoup plus lourde de conséquences quil ny paraît : est-on vraiment sûr que la privatisation partielle dEDF est exactement de même nature que celle, réalisée, de France-Télécom ? Eh bien, non ! Entre les deux opérations, il y a une différence de taille. Une différence qui peut sénoncer simplement : le secteur du nucléaire, qui est au cur de lactivité dEDF, na en vérité rien à voir avec celui des télécommunications. Et cette différence-là pourrait savérer explosive pour les finances publiques.
Que sait-on en effet de ce que pourrait être le coût du démantèlement de ces centrales nucléaires et du traitement de ces déchets, dont la durée de vie, pour ceux de haute activité, pourra sétaler sur des milliers, voire des centaines de milliers dannées ? En vérité, pas grand-chose. Les rapports se sont multipliés ces dernières années, et les évaluations ont fortement changé, selon les hypothèses retenues.
Ce que lon sait, cest que cela se chiffrera en dizaines de milliards deuros : près de 63 milliards deuros, avait estimé la Cour des comptes dans un rapport publié en début dannée. Et pour lenfouissement profond des déchets les plus dangereux, des sommes tout aussi fantastiques sont évoquées : de 15 à 30 milliards deuros de plus.
Pourquoi une telle imprécision dans les chiffrages ? La réponse coule de source : les coûts seront fonction des choix technologiques, choix que lon ne connaît pas encore. Et qui assumera la charge financière afférente ? On ne le sait pas plus. Tout juste peut-on craindre que la décision soit prise en catimini par décret, sans débat au Parlement. Sur le papier, de nombreuses solutions sont possibles : dun pays à lautre, il existe des schémas où les producteurs délectricité sont responsables de leurs déchets sans limite de temps, ou alors seulement responsables jusquà lentreposage ou jusquau stockage de ces déchets, lEtat ou un gestionnaire ad hoc prenant ensuite le relais.
En se prononçant pour une ouverture précipitée du capital dEDF avant même davoir arrêté et dévoilé les choix technologiques qui engagent la vie des Français, et surtout celle de leurs enfants et petits-enfants - et puis aussi avant même davoir annoncé qui assumera la lourde charge financière de ces choix - on devine dans quel sens, implicitement, le gouvernement veut avancer. Comme il est inconcevable quun investisseur privé entre au capital dEDF en sachant quil devra assumer à lavenir un risque financier qui pourrait se révéler majeur, la tentation sera grande de soumettre lentreprise à un prélèvement pour solde de tout compte, le financement sur le très long terme des déchets reposant ensuite sur les finances publiques.
Le bilan étant ainsi nettoyé, EDF - qui sest toujours refusé à sanctuariser dans des fonds dédiés des provisions pour financer les charges futures - pourra ainsi devenir une entreprise attrayante pour la Bourse.
On privatise les profits, et on socialise les pertes
Lopportunité pour les investisseurs pourrait dailleurs ne pas sarrêter là. Quelle sera en effet la durée de vie des centrales nucléaires ? Restera-t-elle fixée à quarante ans, comme cela a été décidé en 2004, unilatéralement par EDF, au seul motif denjoliver ses comptes, contre trente ans auparavant ? Ou la tendance sera-t-elle, suivant les options prises aux Etats-Unis, de relever la barre vers les soixante ans ?
On comprend lintérêt pour des capitaux privés que la privatisation partielle intervienne vite : un possible allongement complémentaire de la durée de vie des centrales générera en leur faveur de fantastiques effets daubaine. A titre dindication, lallongement à quarante ans avait gonflé les résultats semestriels dEDF de 1,8 milliard deuros dans ses comptes 2003.
Les enjeux de cette privatisation sont donc considérables. Dans son rapport, la Cour des comptes les avait bien cernés : Le risque existe, dans le cadre dune ouverture du capital dAreva et dEDF dans des marchés devenus fortement concurrentiels, que les conséquences financières de leurs obligations (...) soient mal assurées et que la charge en rejaillisse in fine sur lEtat.
Cest le scénario qui prend forme. Un scénario révélateur du libéralisme à la française : on privatise les profits, et on socialise les pertes. Sauf que, dans le cas présent, ladage risque de prendre un relief sans précédent. Tant les profits pourraient savérer considérables. Et les risques financiers pour lEtat explosifs.
Le gouvernement joue donc dun mauvais argument en faisant valoir que les besoins dinvestissement dEDF nécessitent une ouverture urgente du capital de lentreprise. Dabord, dautres sources de financement que celles du privé existent. Et puis, surtout, les enjeux en cause - sociétaux, environnementaux... - dépassent, et de très loin, la seule question de la politique dinvestissement dEDF.
Cest lhistoire du pompier pyromane. Le ministre des Finances, Thierry Breton, bat les estrades,
sinquiétant que la France vive au-dessus de ses moyens et que la dette publique devienne exorbitante. Mais, par ses décisions, comme hier celle de la soulte dEDF ou de La Poste ou à présent celle de la privatisation partielle de cette même entreprise EDF, il accélère la dérive quil fait mine de combattre. Dit méchamment, cest de la petite politique. Car on devine par avance linvraisemblable
principe qui va guider cette privatisation :
le pollueur, ce sera EDF ; les payeurs, ce seront les générations futures ; et les profiteurs, ce seront les actionnaires.
Laurent Mauduit
Article paru dans Le Monde du 27 octobre 2005
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