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Sortir du nucléaire n°62



Août 2014

Fukushima

"Alors autant ne pas savoir..."

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°62 - Août 2014



Du 14 au 16 juin 2014, Janick Magne, notre correspondante au Japon, est une nouvelle fois partie enquêter dans le département de Fukushima.



Cette fois, un ami sur place m’avait alertée sur des doses toujours élevées dans son environnement et sur la présence sans cesse renouvelée de sacs de déblais radioactifs. Munie d’un appareil photo et de mon compteur allemand Gamma Scout, je me suis donc déplacée depuis Tokyo en train puis en voiture en allant, par rapport à la situation géographique de la centrale accidentée, de l’ouest vers le nord-ouest du département de Fukushima : d’abord à Kôriyama (340 000 habitants), située à 55 km à l’ouest de la centrale ; ensuite à Nihonmatsu (57 000 habitants) et Motomiya (31 000 habitants, la plus petite ville du département), villes voisines situées à 60km à l’ouest de la centrale mais un peu plus vers le nord ; puis à Fukushima (près de 300 000 habitants), à 65km en plein nord-ouest par rapport à la centrale. Plus on va vers le nord, plus la contamination est élevée, à distance égale de la centrale.

Début juin au Japon : rizières irriguées, pousses de riz en pleine croissance dardant déjà vers le ciel leurs jeunes tiges d’un beau vert franc. Partout les buissons d’azalées en fleurs rehaussent le paysage de touches mauves et framboise. Couleurs magnifiques, avec de belles nuances de vert allant du vert pâle argenté des bambous au vert sombre des conifères ; la nature est en fête.

La norme d’exposition pour les populations civiles de 1 mSv/an correspond à 0,115 µSv/h (microsievert par heure). Dans le petit appartement de mon ami à Motomiya, la radioactivité stagne à 0,5 µSv/h. Il se demande parfois s’il ne devrait pas plutôt dormir dehors, mais les mesures prises à l’extérieur le font vite déchanter. De ses fenêtres et sur le chemin du travail, il voit les sacs bleus remplis de sols contaminés déposés jour après jour au bord des routes et sur les parkings pour être emportés par les services de décontamination et stockés ailleurs. À Motomiya, j’ai mesuré des sacs entourés de cordages rudimentaires portant un message rédigé en termes simples à l’intention des enfants : "Ici, c’est dangereux, il ne faut pas entrer !" Les chiffres dépassaient 1,5 µSv/h. Pour comparaison, le taux moyen de radioactivité à Tokyo est actuellement de 0,07 µSv/h.

Je n’étais jamais venue en juin, au moment de la floraison des azalées, et j’ai eu l’idée de mesurer directement les buissons fleuris. Dans la campagne, ils longent les rizières et les routes. En ville, très décoratifs, on les retrouve un peu partout.
À Motomiya, le 8 juin, j’ai ainsi mesuré jusqu’à 1,340 µSv/h au niveau des fleurs d’azalées, compteur directement posé sur les fleurs, à 70-80 cm de hauteur. Je n’ose imaginer le taux de contamination des sols ni la teneur en becquerels de ces plantes.

J’ai vérifié la radioactivité au bord des rizières et des champs à Nihonmatsu et Motomiya, au niveau du sol, et j’ai obtenu des chiffres allant de 0,6 à plus de 1,4 µSv/h. Avec plus d’ 1 µSv/h dans son champ, une cultivatrice ne semblait pas gênée de poursuivre ses plantations.

À la sortie de Nihonmatsu, il y a un joli coin boisé au bord d’une rivière avec un espace pour faire des barbecues et jouer au ballon. Des jeunes jouaient là tout en mangeant. J’ai ostensiblement pris des mesures aux abords de leur installation puis je me suis approchée. Nous nous sommes salués, je leur ai demandé s’ils pensaient à vérifier la radioactivité avant de s’amuser ainsi en pleine nature. "Non, me dirent-ils, à quoi bon ? On n’a plus nulle part où aller, de toutes façons, alors autant ne pas savoir." Un jeune homme m’a quand même demandé mes chiffres. Entre 0,6 et 1,2 µSv/h. Il n’a pas réagi. Je suis partie en leur recommandant de prendre soin d’eux, dans la plus pure tradition japonaise.

À Motomiya et Nihonmatsu, mes amis m’apprennent que les stocks d’eau minérale chez l’habitant et dans les magasins sont impressionnants : personne ne veut prendre le risque de boire l’eau du robinet ni de l’utiliser en cuisine.

Dans l’espèce de petit bar-bistro un peu sale et interlope où nous dînons, l’ambiance est chaleureuse et les gens boivent trop, beaucoup trop. Le patron me ramènera à mon hôtel en voiture, mais comme il est ivre, il fait appel à un chauffeur qui conduit à sa place. Il me voit mesurer subrepticement à l’entrée de son établissement : "Il y a combien ?" me demande-t-il. 1,4 µSv/h ! "Ah c’est trop, c’est beaucoup trop, et c’est partout comme ça..." Le reste se perd dans les vapeurs de l’alcool.

Mon ami me parle des soirées à boire et à chanter des chansons tristes avec les éleveurs et les agriculteurs qui viennent de la zone évacuée et qui ont tout perdu. Ils essaient de survivre dans les petits villes d’alentour ; le désespoir les détruit.

Le 9 juin dans la ville de Fukushima, je retrouve des chiffres élevés sur les buissons d’azalées. À deux pas d’un grand hôtel du centre-ville, je mesure 2,9 µSv/h au sol. Les chiffres s’alignent et font peur : 1 µSv/h dans un parc à vélos fréquenté par des ados ; 1,7 près d’un petit autel de prière à côté de la gare centrale. 0,6 à l’entrée d’un hôpital. 1,2 à un arrêt de bus ; 0,997 à un carrefour, à un mètre du sol. Je retrouve les chiffres d’octobre dernier : à travers la ville, la moyenne semble se situer autour de 0,6 µSv/h. Les chiffres descendent rarement en-dessous de 0,3 et il y a des pics élevés un peu partout.

Fukushima est dans une cuvette, entourée de montagnes boisées toutes plus contaminées les unes que les autres. Je me dirige vers les écoles bâties au pied de la montagne. Les sols ont été visiblement raclés. Le parc à vélos est tout neuf, goudronné sur une épaisseur anormale. La décontamination a bien eu lieu mais j’obtiens des chiffres élevés le long de l’avenue en contrebas du lycée, là où les ados traversent.

Dans la cour décontaminée du collège, j’aperçois un dosimètre électrique, je me faufile discrètement et compare les mesures. À ce moment précis, il indique 0,147 µSv/h et le mien 0,211. À travers la ville, les dosimètres installés dans les lieux publics donnent tous des chiffres inférieurs à ce que nous mesurons... N’est-ce pas la raison pour laquelle le ministre de l’Ecologie Ishihara voulait interdire les dosimètres personnels à travers le pays ?

Janick Magne

Cette fois, un ami sur place m’avait alertée sur des doses toujours élevées dans son environnement et sur la présence sans cesse renouvelée de sacs de déblais radioactifs. Munie d’un appareil photo et de mon compteur allemand Gamma Scout, je me suis donc déplacée depuis Tokyo en train puis en voiture en allant, par rapport à la situation géographique de la centrale accidentée, de l’ouest vers le nord-ouest du département de Fukushima : d’abord à Kôriyama (340 000 habitants), située à 55 km à l’ouest de la centrale ; ensuite à Nihonmatsu (57 000 habitants) et Motomiya (31 000 habitants, la plus petite ville du département), villes voisines situées à 60km à l’ouest de la centrale mais un peu plus vers le nord ; puis à Fukushima (près de 300 000 habitants), à 65km en plein nord-ouest par rapport à la centrale. Plus on va vers le nord, plus la contamination est élevée, à distance égale de la centrale.

Début juin au Japon : rizières irriguées, pousses de riz en pleine croissance dardant déjà vers le ciel leurs jeunes tiges d’un beau vert franc. Partout les buissons d’azalées en fleurs rehaussent le paysage de touches mauves et framboise. Couleurs magnifiques, avec de belles nuances de vert allant du vert pâle argenté des bambous au vert sombre des conifères ; la nature est en fête.

La norme d’exposition pour les populations civiles de 1 mSv/an correspond à 0,115 µSv/h (microsievert par heure). Dans le petit appartement de mon ami à Motomiya, la radioactivité stagne à 0,5 µSv/h. Il se demande parfois s’il ne devrait pas plutôt dormir dehors, mais les mesures prises à l’extérieur le font vite déchanter. De ses fenêtres et sur le chemin du travail, il voit les sacs bleus remplis de sols contaminés déposés jour après jour au bord des routes et sur les parkings pour être emportés par les services de décontamination et stockés ailleurs. À Motomiya, j’ai mesuré des sacs entourés de cordages rudimentaires portant un message rédigé en termes simples à l’intention des enfants : "Ici, c’est dangereux, il ne faut pas entrer !" Les chiffres dépassaient 1,5 µSv/h. Pour comparaison, le taux moyen de radioactivité à Tokyo est actuellement de 0,07 µSv/h.

Je n’étais jamais venue en juin, au moment de la floraison des azalées, et j’ai eu l’idée de mesurer directement les buissons fleuris. Dans la campagne, ils longent les rizières et les routes. En ville, très décoratifs, on les retrouve un peu partout.
À Motomiya, le 8 juin, j’ai ainsi mesuré jusqu’à 1,340 µSv/h au niveau des fleurs d’azalées, compteur directement posé sur les fleurs, à 70-80 cm de hauteur. Je n’ose imaginer le taux de contamination des sols ni la teneur en becquerels de ces plantes.

J’ai vérifié la radioactivité au bord des rizières et des champs à Nihonmatsu et Motomiya, au niveau du sol, et j’ai obtenu des chiffres allant de 0,6 à plus de 1,4 µSv/h. Avec plus d’ 1 µSv/h dans son champ, une cultivatrice ne semblait pas gênée de poursuivre ses plantations.

À la sortie de Nihonmatsu, il y a un joli coin boisé au bord d’une rivière avec un espace pour faire des barbecues et jouer au ballon. Des jeunes jouaient là tout en mangeant. J’ai ostensiblement pris des mesures aux abords de leur installation puis je me suis approchée. Nous nous sommes salués, je leur ai demandé s’ils pensaient à vérifier la radioactivité avant de s’amuser ainsi en pleine nature. "Non, me dirent-ils, à quoi bon ? On n’a plus nulle part où aller, de toutes façons, alors autant ne pas savoir." Un jeune homme m’a quand même demandé mes chiffres. Entre 0,6 et 1,2 µSv/h. Il n’a pas réagi. Je suis partie en leur recommandant de prendre soin d’eux, dans la plus pure tradition japonaise.

À Motomiya et Nihonmatsu, mes amis m’apprennent que les stocks d’eau minérale chez l’habitant et dans les magasins sont impressionnants : personne ne veut prendre le risque de boire l’eau du robinet ni de l’utiliser en cuisine.

Dans l’espèce de petit bar-bistro un peu sale et interlope où nous dînons, l’ambiance est chaleureuse et les gens boivent trop, beaucoup trop. Le patron me ramènera à mon hôtel en voiture, mais comme il est ivre, il fait appel à un chauffeur qui conduit à sa place. Il me voit mesurer subrepticement à l’entrée de son établissement : "Il y a combien ?" me demande-t-il. 1,4 µSv/h ! "Ah c’est trop, c’est beaucoup trop, et c’est partout comme ça..." Le reste se perd dans les vapeurs de l’alcool.

Mon ami me parle des soirées à boire et à chanter des chansons tristes avec les éleveurs et les agriculteurs qui viennent de la zone évacuée et qui ont tout perdu. Ils essaient de survivre dans les petits villes d’alentour ; le désespoir les détruit.

Le 9 juin dans la ville de Fukushima, je retrouve des chiffres élevés sur les buissons d’azalées. À deux pas d’un grand hôtel du centre-ville, je mesure 2,9 µSv/h au sol. Les chiffres s’alignent et font peur : 1 µSv/h dans un parc à vélos fréquenté par des ados ; 1,7 près d’un petit autel de prière à côté de la gare centrale. 0,6 à l’entrée d’un hôpital. 1,2 à un arrêt de bus ; 0,997 à un carrefour, à un mètre du sol. Je retrouve les chiffres d’octobre dernier : à travers la ville, la moyenne semble se situer autour de 0,6 µSv/h. Les chiffres descendent rarement en-dessous de 0,3 et il y a des pics élevés un peu partout.

Fukushima est dans une cuvette, entourée de montagnes boisées toutes plus contaminées les unes que les autres. Je me dirige vers les écoles bâties au pied de la montagne. Les sols ont été visiblement raclés. Le parc à vélos est tout neuf, goudronné sur une épaisseur anormale. La décontamination a bien eu lieu mais j’obtiens des chiffres élevés le long de l’avenue en contrebas du lycée, là où les ados traversent.

Dans la cour décontaminée du collège, j’aperçois un dosimètre électrique, je me faufile discrètement et compare les mesures. À ce moment précis, il indique 0,147 µSv/h et le mien 0,211. À travers la ville, les dosimètres installés dans les lieux publics donnent tous des chiffres inférieurs à ce que nous mesurons... N’est-ce pas la raison pour laquelle le ministre de l’Ecologie Ishihara voulait interdire les dosimètres personnels à travers le pays ?

Janick Magne



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